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  L'Arche russe (c) D.R.
A l’inverse, dans un cinéma plus contemporain, il semble que la question du dispositif tende à négliger le problème du rapport à ce (ou ceux) qui est filmé au profit de ce qu’on pourrait appeler une sorte “ d’esthétisme technique ”. L’exemple des Harmonies Werckmeister de Bela Tarr est à cet égard éclairant. Bela Tarr ne choisit pas de recourir ponctuellement au plan séquence - lorsqu’il s’avère le meilleur moyen de capter ce qui se passe devant la caméra - mais il semble postuler au départ que tout son film sera fait de plans séquences même si l’action filmée ne le justifie pas.  S’il s’agit également d’un “ dispositif ” structurant le film, il est d’une autre nature ; il ne porte pas sur l’acte de montrer mais sur la fabrication d’une image techniquement impressionnante, virtuose. On peut noter chez Tarr comme chez Sokourov, une sorte de fascination commune pour l’outil que représente le steadycam (1). (Leurs deux films sont entièrement tournés avec ce moyen). Dans le dispositif dont nous parlons, la maîtrise technique l’emporte donc sur ce qui nous est montré.


LE PROBLEME DU HORS CHAMP

Le paradoxe, c’est que le véritable spectacle, peut être le plus intéressant à montrer, ne se passe pas devant la caméra (dans cette succession de saynètes un peu ternes et artificielles) mais dans le hors champ qui aiguillonne à chaque instant notre curiosité et nous détourne d’un scénario bien convenu. C’est de ce “ défi ” technique dont les producteurs sont le plus fier, c’est sur lui que porte l’essentiel du dossier de presse : il s’agit donc avant tout d’une performance - plutôt que d’un (banal) film. Ce qui fascine à chaque instant (et offre parfois quelques belles échappées) ce n’est donc pas ce qui nous est montré mais bien le dispositif titanesque que l’on pressent sans le voir, dispositif qui est inscrit, à son corps défendant, dans l’image même et dans le son. Tout semble avoir en effet été calculé avec une méticulosité maniaque afin que chaque figurant se trouve à sa place, dans son beau costume, prêt à “ figurer ” dans sa petite scène au moment où la caméra se pose sur lui. Il ne peut rien faire de plus que ce pourquoi le réalisateur et ses assistants l’ont programmé puisque rien, aucun événement filmique, ne peut arrêter la marche inexorable de la caméra vers son but final. L’esthétique qui en découle relève donc intrinsèquement, même si le mot est un peu dur, du remplissage. Il faut remplir cette succession de brefs moments qui sont tous artificiels dans la mesure où ils doivent s’adapter à un temps qui leur préexiste. Le cinéma ne consiste-t-il pas, pour sa part, à tenter l’opération inverse ? : mettre en scène certains moments puis tenter d’en capter par la caméra la nature temporelle, et c’est ainsi la teneur même de ce qui est montré qui conditionne le plan et sa durée.

L'Arche russe (c) D.R.

“ Je voulais essayer de m’adapter au fil du temps en tant que tel, sans avoir à le remanier selon mes envies. Je voulais tenter une coopération naturelle avec le temps, vivre cette heure et demie comme si ce n’était que la durée séparant l’inspiration de l’expiration d’un souffle... c’était la tâche artistique ultime. ” (Sokourov, dossier de presse).

Ce qui est frappant, c’est de constater la récupération et le détournement pur et simple (au prix d’un lourd contresens) de la notion de temps au cinéma - telle que l’avait formulé un cinéaste comme Tarkovski (2), et, à sa suite, un certain nombre de critiques. Aujourd’hui, ce discours sur le temps a été “ dévitalisé ” pour devenir un lieu commun critique. A cet égard, le discours des producteurs comme celui de Sokourov semble considérer que dès lors qu’il s’agit de temps réel, d’un plan-séquence d’une heure trente, la “ justesse ” de temps est garantie et l’ennui exclu. Cependant, lorsque les coupes des changements de plan sont interdites, les seules ellipses possibles sont d’ordre scénaristique, c’est-à-dire qu’elles relèvent de la métaphore, du discours, d’une sorte de second degré cinématographique et non d’une construction du temps filmique. Ce que le plan de l’Arche Russe est sensé nous raconter (c’est le fond du scénario) c’est le passage de trois cents années d’histoire en une heure trente, mais ce que nous voyons au sens strict, ce sont des figurants qui, d’une salle à l’autre, changent de costumes tandis que la voix off, elle, assure  par son discours, la fluidité des transitions.