Du présupposé selon lequel, le temps
réel contiendrait un souffle, une vérité intrinsèque, découle
un certain nombre de conceptions qui ne sont pas moins discutables.
Ainsi en est-il par exemple de la réduction stupéfiante de
la notion de montage à celle de “ montage des images ”.
Quid du son ?
Sokourov et son producteur insistent donc emphatiquement sur
l’absence de montage dans leur film-plan (“ Comme la
vie, il est impossible de diviser le temps ”). De manière
symptomatique, aucun d’entre eux n’évoque le son, qui pourtant
est un élément surprenant du film. Il ne s’agit pas d’un son
direct qui aurait pu incarner l’écoulement du temps réel
auquel Sokourov paraît si attaché. Au contraire, la bande
son se compose d’une voix off du cinéaste-personnage, de la
voix doublée de son interlocuteur (diplomate français) et
d’une succession de sons d’ambiance et de musiques créant
un habillage sonore mimétique de ce qui nous est montré.
Là encore, l’empreinte du dispositif est
flagrante : l’organisation d’un tel plan nécessite de parler,
de diriger pendant la prise et le recours aux plans très larges
rend assez difficile la prise de son sinon par l’utilisation
de micros HF qui risquent de capter les indications données
par le metteur en scène aux figurants. Au-delà, de cet aspect
technique (très important dans la logique du film final),
c’est une certaine conception du montage qui est en jeu dans
ce travail du son. Car enfin, ne doit-on pas parler également
de montage puisque la succession des sons fabriqués et ajoutés
à ce plan unique modifie considérablement le sentiment de
la durée qu’il exprime. A y regarder de plus près, la plupart
des ellipses du scénarios (passage d’une époque à l’autre,
etc.) sont signifiées ou lourdement accentuées par le montage
du son. Dès lors puisque la caméra ne capte pas un bloc uni
d’image-son, ce n’est pas le “ temps d’un souffle ”
qui est saisi, mais l’empreinte d’un mouvement dont la durée
est ensuite complètement manipulée et reconstruite par l’ajout
d’une bande son artificielle (dans le sens où elle n’est pas
liée à l’image d’origine). Le discours sur le montage selon
lequel “ je voulais m’adapter au fil du temps sans avoir
à le remanier selon mes envies ” (3) (Sokourov)
relève donc de la supercherie.
Cette attitude vis-à-vis du son, et cette manière de chercher
à tromper le spectateur en mimant le son réel (auquel on aurait
seulement ajouté une voix off) en dit long sur les conceptions
esthétiques réelles de Sokourov. Se plaçant du côté de l’Artiste-démiurge
qui grâce à la maîtrise absolue d’une technique impressionnante
nous délivre son grand message sur l’Art - car c’est aussi
au fond le sujet du film - le cinéaste témoigne d’une conception
très académique de l’art qui n’est finalement pas en désaccord
avec la somptuosité froide et compassée du musée de l’Ermitage.
On peut noter, en passant, que le moment
du bal - qui occupe toute la fin du film comme une apothéose
grandiose - est l’une des figures les plus académiques du
cinéma russe ou soviétique - depuis Guerre et Paix
jusqu’au Barbier de Sibérie -, c’est, en outre, une
figure par laquelle la mise en valeur d’un patrimoine
(les costumes, les figurants, etc.) prend toujours le dessus
sur la description d’une réalité.
Un retour sur sa genèse permettra peut-être de mettre en
lumière le sens véritable de ce projet. Les propos du directeur
du musée de l’Ermitage sont à cet égard éclairants : “ L’Arche
Russe montre que le cinéma peut traiter des objets authentiques
du musée avec tact, respect et amour. Ce rapport trahit
non seulement la peur de briser ces objets, mais surtout
le désir de ne pas déranger, ou plutôt le désir de transmettre
cette tension presque religieuse que dégagea l’atmosphère
du musée. ” Il faut noter, au passage, que le financement
du film est essentiellement le fait du musée, de l’état
russe et d’organismes de promotion culturels divers, et
qu’il n’est pas sans rapports avec le tricentenaire de l’Ermitage
qui sera célébré en grande pompe cette année.