Kid Auto Race (Charlot est
content de lui d’Henry Lehrman sortie le 7 Février 1914)
est le second film pour le comédien Chaplin mais surtout la
première apparition du personnage Charlot, nommé au générique
en tant que “ gêneur ”. Sans nom propre, il accède à la reconnaissance
immédiate de part sa capacité à réactiver en chacun de nous
l’irréductible désir de transgression. Il nous offre à vivre
par transfert toute une fantasmagories de ruse, de malice
féroce, d’appropriation narcissique de toute l’image du cinéma.
Avec Charlot, je peux enfin me sentir moi pleinement libre,
redevenir enfant et goûter à nouveau aux plaisirs de tirer
la langue au policier, grimacer devant la caméra, revendiquer
pour moi seule tout l’amour du monde. Le film adopte le double
langage du cinéma, le document d’un temps et d’un acte réel
et la fiction d’un personnage naissant devant l’objectif de
la caméra, sous nos yeux. Kid’s Auto Race aété tourné dans des conditions de reportage, il s’agissait
pour l’équipe de Mack Sennet de saisir l’opportunité d’un
événement public - une course d’automobile pour enfants -
afin de créer un film avec sa nouvelle recrue venue d’Angleterre
Charlie Chaplin.
Le premier film Making
a Living (Pour Gagner sa vie d’Henry Lehrman Janvier
1914)n’avait pas convaincu les responsables de la
firme Keystone, Kessel et Baumann. Dans celui-ci, Chaplin
joue un arriviste, voleur, rageur et malfaisant à moustache
pointue, monocle et haut de forme aristocratique de l’époque
victorienne. Pour ce deuxième film, il s’agit pour le comédien
de ne pas se tromper une seconde fois. Il doit trouver un
personnage singulier, à la fois marginal pour être reconnaissable
parmi la foule, et en même temps s’inscrire dans le registre
du burlesque, avec ses codes et sa scénographie connus du
grand public habitués des “ Keystones ”. Il existe plusieurs
histoires racontant la genèse et la création du personnage
Charlot. Je conseille la lecture du livre de Charlie Chaplin
Ma Vie (1) autobiographie fascinante avec ce que cela
suppose de re-création de la mémoire, de mauvaise foi, d’oublis
invraisemblables, de pudeurs farouches et de confessions.
Pour l’auteur, la création du vagabond fut une révélation,
il dit avoir vécu une illumination et par là-même créer de
toute pièce sa figure atypique. Je ne peux m’empêcher de songer
à Jean Jacques Rousseau, autre personnage obsédé par la création
de sa propre identité, racontant dans ses Confessions
(2) une promenade automnale à Vincennes en tout point bouleversante,
où il aurait vécu, lui aussi, une Illumination. De cet instant
fatidique, il élaborera son Discours sur les Sciences et
les Arts couronné à l’Académie de Dijon en 1750. Pour
Chaplin, cet instant sera aussi un temps décisif, sa créature
l’impliquera dans une destinée.
En incorporant de façon têtue sa silhouette
devant l’objectif, le gêneur se situe dans une dualité dramatique
: celle du théâtre où l’acteur joue pour la rampe, avec sa
frontière physique (les cloisons, les fenêtres, les portes).
Il peut saluer son public, l’interpeller frontalement comme
cela se pratiquait souvent dans les revues de music-hall -
spectacle où fut formé le jeune comédien anglais Chaplin lors
de ses nombreuses tournées en Europe. Or, ici ces frontières
physiques ne sont qu’imaginaires, le corps est dans un espace
libre, les contraintes spatiales sont régies par les lois
du cadreur. Du cinéma « brut », du fait enregistré
sans mise en scène apparente. La filiation avec les vues des
frères Lumière ne paraît pas incongrue tant le film démontre
tout les rouages de la machine cinématographique. La dramaturgie
du fait enregistré existe déjà dans les nombreuses variations
que le plan offre à voir : la scène est posée, il s’agit d’une
vue d’ensemble sur une course de voitures d’enfants, le regard
balaie la profondeur de champ, brisée par la brusque entrée
du gêneur. Il s’approche de l’objectif ; son but. Immédiatement,
deux évidences : la sensation d’être au théâtre, il y a une
entrée, une sortie, un public hors-champ par l’instance du
regard du comédien, et celle d’être aussi au cinéma ; l’image
noire et blanche avec sa profondeur de champ, le cadre défini
dans sa netteté, la structure narrative du second plan avec
les enfants sur leurs automobiles. En outre, la grande force
de ce plan réside dans sa malice : est-ce prémédité, c’est-à-dire
régie par une logique narrative, ou bien s’agit-il de quelque
chose de plus archaïque, d’enfantin réactivée par la machine-cinéma,
faisant surgir le réel ? Or, on peut penser légitimement qu’il
joue à faire celui qui ignore les contraintes d’un reportage,
il veut faire son numéro devant tout le monde, le reste est
plus faux, plus creux que ce qu’il propose. Je pourrai dire
ici que ce film offre (presque malgré lui ?) la possibilité
d’une théâtralité cinématographique.