Or Charlot
se fait violemment éjecter du champ. Il n’a pas droit à l’image.
Ce réel paraît faux, inexact pour l’opérateur chargé de sa mission
d’enregistrement. Sa place est hors caméra. Il perturbe la narration
du reportage filmé, il ne fait pas parti du casting. Mais le
« gêneur » doit physiquement se battre avec le réalisateur du
reportage afin d’avoir un peu d’espace dans son champ. La frontière
s’abolit entre le devant de la scène et l’arrière boutique,
l’envers du décors du cinéma. Chaplin le comédien se bat avec
le cinéaste Lerhman pour les besoins du film, mais pas seulement.
Lorsqu’il affirme avoir sa place devant l’objectif, l’acteur
dit bien le pouvoir du corps actant, il affirme la toute puissance
fictionnelle de son corps exposé. En outre, Il se bat pour son
travail : faire l’acteur. Ainsi, le futur cinéaste témoigne-t-il
de la violence hiérarchique du travail sur un plateau de tournage
et annonce le cinéma futur, celui du star-system où l’acteur
est cette espèce d’animal fantastique vers qui convergent tous
les fantasmes des spectateurs. L’ironie du cinéaste consistera
après son départ de la Keystone, a réaliser pour la firme Essanay,
His New Job (Charlot débute 1915) film dans lequel
il s’amuse méchamment à stigmatiser tous les travers du milieu
du cinéma, entre hypocrisie, incapacité créatrice criante et
hystérie des stars de cinéma en perruques. Tapage visuel, le
gêneur fait rire car il amène dans son corps une mécanique quasi
abstraite - il est une chose que l’on éjecte, pousse, écarte,
ramène, bouscule. Des bras gesticulant, des jambes désaxées,
un corps si menu, curieusement attifé, cet inconnu bruyamment
présent a un corps conducteur. Son activité principale est régi
par un désir puissant, sensationnel : devenir l’unique vision
de plaisirs pour tous. Alors, il joue au chat et à la souris.
Caché/montré. Du quotidien d’un après-midi californien, il en
fait un événement, transformant par sa seule présence cet instant,
somme toute pas si extraordinaire, en un moment de cinéma. Le
prosaïque n’existe pas dans le monde de Charlot, il devient
désordre, galopade, scène, scénographie. Toujours au nom de
ce principe de plaisir qui ne connaît qu’une seule loi : tout,
tout de suite et maintenant. Charlot ou la figure possible de
l’hystérie ?
Il me semble qu’autre chose s’anime,
de plus secret, dans ce film autoréférentiel : le plan à faire.
Le désir de l’acte cinématographique. Charles Chaplin va aiguiser
durant quarante ans cet rencontre entre lui et ça : l’incarnation.
Comment relancer la mécanique du désir et du plaisir ? Il
ne cessera jamais d’être traversé par ce désir du plan, jusqu’à
l’angoisse créatrice - lors du tournage de City Light,
il s’obstinera durant dix mois à chercher le geste idéal où
l’aveugle tend sa main offrant la fleur. Avec Kid’s Auto
Race, Charlot s’affiche comme exposition ; son visage
remplie le champ de mon regard appelant toute mon attention.
Je ne peux pas ne pas le regarder. A moins de fermer mes yeux.
Il me rend prisonnière de sa volonté narcissique d’être aimé,
désiré et vainqueur. Ce visage implique la croyance. Ainsi,
d’une comédie burlesque élémentaire, la notion de religiosité
affleure. Ce visage grimé, noir sur blanc, moustachu furibond,
atteste de la rencontre entre son corps irréductible, et mon
regard vital pour sa survie à l’écran. C’est une histoire
d’amour. “ Le visage signifie autrement. En lui l’infinie
résistance de l’étant à notre pouvoir s’affirme précisément
contre la volonté meurtrière qu’elle défie, parce que toute
nue - et la nudité du visage n’est pas une figure de style
- elle signifie par elle-même. On ne peut même pas dire que
le visage soit une ouverture ; ce serait le rendre relatif
à une plénitude environnante. (3) ” Le visage de
Chaplin/Charlot sera toujours, au cinéma, cette implacable
résistance à toute récupération discursive ou sociologique.
Il aborde, déjà, dans ce court-métrage frustre, la recherche
de sa condition humaine. Celle-ci passe par ce masque blanc
issu de la tradition du music-hall anglo-saxon mais c’est
aussi et surtout n’importe qui, l’homme de la rue en qui chacun
de nous en ces temps industriel peut se re-connaître. S’emparer
du cadre pour explorer tous les possibles du visage, le cinéma
avec Chaplin (en même temps que Griffith) annonce la puissance
du cinématographe, écriture du mouvement corporel, singulier
et foncièrement sensible.