« Le retour actuel (…) aux ambiguïtés
idéologiques [les idées réactionnaires, inégalitaires, hiérarchiques,
contre-révolutionnaires], de plus en plus souvent assumées,
nous ramène aux années trente, aux troisièmes voies, aux syncrétismes
(« ni droite, ni gauche »), bref aux non-conformismes
jadis étudiés par Loubet del Bayle, et aux oxymores de type
«révolution conservatrice» » Daniel Lindenberg, Le
Rappel à l’ordre. Enquête sur les nouveaux réactionnaires,
Editions du Seuil et La République des Idées, 2002, p.53
Les Valseuses en 1974, Buffet
froid en 1979, Les Côtelettes en 2003 : Blier
est un cinéaste viandard et la viande chez lui se mastique
chaude ou froide, c’est selon. Froide lorsqu’il s’agit de
rentrer dans le lard des scènes (de cul : exemplairement
Les Valseuses), du sens (évidemment Buffet froid,
sommet de son cinéma, de l’absurde dans le meilleur des cas,
tout simplement absurde dans le pire des cas), des clivages
politiques (et Les Côtelettes est contemporain des
dernières élections présidentielles de 2002 dont on sent bien
ici l’acrimonieuse volonté de leur faire rendre gorge). Chaude
lorsqu’il s’agit de réchauffer sur la plaque du cinéma un
roman (Les Valseuses), un scénario original (comme
par exemple celui de Buffet froid), une pièce de théâtre(Les Côtelettes).
Crudité des situations comme saucissonnées dans un filmage
qui se voudrait être surréaliste (avec citations maigres de
Magritte et de Buñuel à la clé ici), cuisson minutée de dialogues
entrelardés de mots d’auteur rissolés aux petits oignons,
mise en scène qui est toujours à la fois une mise en bouche
(les acteurs comme incarnation des mots de l’auteur) et une
mise en boîte (scandaliser le bourgeois, opération cinématographique
ultime !), réalisée à l’étouffée (le studio plutôt que
le réel, le huis-clos plutôt que l’espace dont l’ouverture
sur le dehors, réduite ici dans une sorte de zapping de cartes
postales distribuées en arrière-fond telles des transparences
d’un autre temps, ne pourrait être complètement circonscrite
par la maîtrise de marmiton qu’est Blier) : loin du mijot
tavernierien analysé par Serge Daney (7), le centrisme
blierien vise quant à lui non pas un quelconque régime de
représentation à feu doux (Tavernier est un réalisateur sagement
cultivé et civiquement concerné) mais plutôt à ménager non
pas successivement mais simultanément le chaud et le froid
(Blier est un anarchiste de droite (8) – voilà son
centre à lui – doublé d’un vieux dégoûtant). C’est la spécificité
d’un auteur qui a su, reconnaissons-le lui, accommoder les
restes du cinéma de (son) papa (Bernard père) avec les braises
ou les piments de la modernité (la dette envers Godard, toujours
reconnu).
Le réchauffement, lorsqu’il s’agit d’un
réalisateur aussi « maître-queue » que l’est Blier,
ce fut une femme frigide qui arrivait enfin à jouir (Miou-Miou
dans Les Valseuses, Carole Laure dans Préparez
vos mouchoirs en 1978). Vision platement misogyne (la
réaction s’effectuait face au féminisme d’alors), bien pauvre
en teneur scandaleuse car majoritaire en son temps. C’est
aujourd’hui, figure amorcée par Mon Homme en 1996
avec Anouk Grinberg, une femme brûlante (ici une femme de
ménage d’origine maghrébine – on appréciera l’audace de
l’adéquation soleil/Maghreb) qui réveille par ses ardeurs
et de leur torpeur des hommes bien fatigués. Vision déroutante
de naïveté (n’est pas Imamura qui veut), riche en gâtisme
avancé (le fantasme de la femme-objet réconciliant les hommes
murés dans leur dégoût existentiel), aboutissant à une maxime
du genre : « Baisons la mort avant qu’elle ne
nous baise ». La Mort, ici une vieille maquerelle plus
ridicule qu’autre chose (Catherine Hiegel de la Comédie
française, prise elle aussi par derrière !), est très
loin d’égaler celle, autrement plus mystérieuse et terrorisante,
du dernier film d’Ingmar Bergman en date, En Présence
du clown (1997), vers laquelle le réalisateur semble
pourtant avoir lorgné. A son détriment tant Blier joue dix
coudées en dessous de son modèle.
Si Blier est un cinéaste viandard comme on l’a dit, pratiquant
le « gueuloir » grâce à ces énormes caisses de
résonance que sont ses acteurs (comme souvent, deux « valseuses »
mais ici particulièrement rabougris (9)), c’est parce
qu’il possède un goût prononcé pour les acteurs « mastoc »
(ou « comac » comme aurait dit son père) qui,
bouffant de ses réparties salées, les débitant en rafales
au risque de l’assourdissement et les assaisonnant à leur
sauce, sont en général un régal pour un public facilement
emballé par des numéros de cabot au poil près. Acteurs bleus
et/ou sanguins (Gérard Depardieu et Patrick Dewaere hier,
voire Jean Rochefort et Jean-Pierre Marielle dans Calmos
en 1976 (10)), brûlés et/ou cramoisis plus récemment
(Alain Delon dans Notre Histoire en 1984, tous les
acteurs des Acteurs – cette pathétique opération
de sauvetage d’un brochette représentative des vieilles
croûtes du cinéma français, le Huit Femmes de Blier
– en 2000, Philippe Noiret et Michel Bouquet aujourd’hui).