John Ford sait témoigner
à charge
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La charge n’est pas seulement héroïque pour
l’auteur de My Darling Clementine (titre original de
La Charge héroïque).
Elle est également physique : le bébé à sauver du désert
de Three Godfathers, Nathalie Wood portée à bout
de bras à la fin sublime de The Searchers, le propre corps du personnage ici. Et, indissociablement,
indissolublement morale : la faute pour Gypo, le sauvetage
de la potence pour Judge Priest, Young Mister Lincoln, Sergeant Rutledge. D’où une certaine prédilection dans l’œuvre fordienne pour
les carrures robustes, les pâtes généreuses, les personnages
forts en gueule et truculents, même si un peu bêtes (Victor
MacLaglen à plusieurs reprises, ainsi que Ward Bond et le
John Wayne des derniers westerns, sans oublier le terrible
Mongol – Woody Strode – de Seven Women) dont les seuls compétiteurs sont
à trouver chez Raoul Walsh. Ou bien dernièrement chez les
frères Dardenne, lorsque le massif Olivier Gourmet dans une
lutte intérieure entre la Bête – la vengeance – et l’Ange
– la transmission – arrache de l’humus, Le
Fils, plutôt qu’il ne l’enfonce dedans, et lui avec. Impossible
alors dans ce cas-là de ne pas songer, encore une fois, à
la fin de The Searchers.
Flesh , tourné juste un peu avant The Informer et dont le
titre parle de lui-même, amorce la problématique résolue dans
ce film-ci : un lutteur bien brave part par amour pour
les Etats-Unis mais ce mouvement était sous-tendu par un leurre
(un faux amour) ; sa nouvelle vie américaine se terminera
tragiquement dans une geôle. Gypo n’ira même pas de l’autre
côté de l’océan et s’en remet presque inconsciemment à la
justice de sa communauté lors de la révolte des Sinnfeiners.
Ce qui pèse et altère la marche n’empêche pourtant jamais
celle-ci d’avoir lieu : Gypo semble marcher autant que
boire pour oublier, invalidant son désir d’émigration (il
n’est alors plus qu’un pur migrant titubant sans destination,
un étranger dissocié de sa propre communauté, une ombre sans
fin) et reportant toute son énergie dans le but de l’épuiser
à l’endroit même qu’il souhaite quitter comme de vouloir épuiser
jusqu’au milieu lui-même.
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Suicide passif s’il en est, et réalisé sur
un déni de réalité : Gypo ne sait même plus ce qu’il
a fait, délirant, éructant, bombant le torse tel un gosse,
victime des pressions culturelles (le patriarcat catholique)
ou économiques (la présence anglaise) et des responsabilités
politiques (l’IRA qui l’a lâché en plein désœuvrement) du
monde dans lequel il vivote comme il peut, pas mieux loti
que sa petite amie Katie acculée à faire le tapin pour manger
et l’aider. D’ailleurs le départ de tout dans The Informer, c’est d’abord avoir la possibilité
de se nourrir et de survivre, coûte que coûte. Le reste n’est
qu’une histoire de refoulement, de vexations quotidiennes
avalées jusqu’au vomissement.
L’église, dans laquelle il se réfugiera après avoir été abattu
dans les mêmes formes que celui qu’il a donné à la police
anglaise, n’est pas (seulement) le signe performatif de l’assomption
d’une logique moralisatrice (le péché et le rachat).
Elle est surtout pour moitié ce par quoi Gypo est divisé (la
culpabilité issue de la religion – le cinéaste s’est souvent
plu à filmer l’obscénité de la bigoterie – quand ailleurs
le volant pénal de la société tarife et donc encourage pour
mieux diviser le peuple la délation, elle-même hautement récriminée
du point de vue communautaire). Ce nœud est celui qui reste
en travers de la gorge du héros, sans qu’il puisse à un seul
moment l’objectiver par le langage. En ce sens il figure l’antithèse
du roublard Henry Fonda dans Young Mister Lincoln, le même Fonda apprenant les mécanismes du discours
politique auprès de John Carradine dans Grapes of Wrath, partant
de là où est resté englué mortellement Gypo.
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