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  Spider-Man (c) D.R.

L’ « existentialisme humaniste » de la Columbia relayé par le scénariste David Koepp (celui de Carlito’s way (1993) de Brian De Palma) et le metteur en scène Sam Raimi a quand même un drôle de goût. Quand on aura remarqué que tout le film s’organise autour de cet affect élémentaire qu’est la honte (la honte de ne pas pouvoir accoster la fille dont on est secrètement amoureux depuis l’enfance, la honte d’avoir de l’argent quand ses copains n’en ont pas, la honte de se faire virer de la compagnie que l’on a créée, la honte de ne pas être reconnu par son propre père, la honte d’avoir laissé s’enfuir celui qui assassinera son oncle, la honte de chiper à son meilleur ami la fille de ses rêves, la honte d’être avec un garçon et de penser à un autre, la honte même de celui qui, à l’instar du patron de presse irascible, veut se situer au-delà de la honte en ne souffrant pas de faire délibérément des unes racoleuses ou mensongères…), on comprendra mieux en quoi, parce qu’il prélève des morceaux de réel selon un orientation idéologique bien précise et qu’il doit en rendre compte, le film se différencie de la B.D., un art forcément plus propice à l’imaginaire, moins directement redevable de la réalité dont il s’inspire. Car, que représente Spider-Man si ce n’est l’incarnation héroïque d’une logique sécuritaire idéale et euphorisante qui fait l’économie d’une réflexion collective et scientifique sur les causes de la violence qui, comme l’ont bien démontré Pierre Bourdieu (La Misère du monde) ou Loïc Wacquant (Les Prisons de la misère), sont à chercher hors de l’univers violent. Dans le monde des studios hollywoodiens et de Spider-Man, vigie du vaisseau amiral libéral américain, les délinquants semblent avoir tous eu le projet de vie d’être des délinquants ; ou alors, à l’instar du super-héros, si on se fait piquer par l’araignée du Mal, on est alors sommé d’assumer (comme disent sans vergogne Tony Blair ou Julien Dray, le délinquant est seul responsable de ses actes). On se prend alors à imaginer Spider-Man rossant les dirigeants de F.M.I. ou de l’O.M.C. : le sentiment de justice rendue serait pour le coup vraiment renforcé.

Pas vraiment sartrien tout ça. La honte, semble-t-il, est à chercher dans la surexposition médiatique de ce type fédérateur de politique-là (en l’occurrence Hollywood est une vitrine rêvée) qui ne cherche que des super-vilains (hier Ben Laden, bientôt Saddam Hussein) à éliminer et des héros à acclamer (le paradigmatique dernier plan : Spider-Man surplombant de son aura protectrice – et avec l’aide du drapeau américain claquant fièrement au vent – la ville naguère martyrisée qui ne s’y fera plus prendre désormais), icônes ou épouvantails-écrans qui veulent dispenser d’une réflexion un peu plus poussée sur les raisons structurelles d’un tel climat de violence. L’autre versant, corrélatif au précédent, de la honte dans le film, comme si les auteurs essayaient de contrebalancer la frénésie sécuritaire (donc honteuse pour eux, on le souhaite) de leur héros, est à chercher du côté du Bouffon vert, vague cousin lointain du héros schizophrène du récit de R.L. Stevenson  L’étrange cas du docteur Jekyll et de M. Hyde. Que représente-t-il, lui, si ce n’est la face cauchemardesque et meurtrière, ricanante et carnassière du néo-libéralisme actuel, revers honteux d’un impérialisme triomphant, celui qui mesure sa compétitivité face à un Spider-Man vu sous le seul angle de la concurrence, celui qui ne voit en New York qu’un vaste marché grâce auquel prospérer, qui ne considère les New-yorkais que comme de potentiels clients à dégotter (de gré ou de force) ou un vaste ensemble de consommateurs à subordonner ? Si le masque est l’attribut « naturel » de Spider-Man, le miroir est celui qui voit la transformation de l’industriel Osborn (qui, d’ailleurs, collectionne les masques tribaux) en Bouffon vert : avouée ou cachée, la honte est bien le moteur de Spider-Man de Sam Raimi comme il l’était d’autre films du même auteur (la honte vénale dans Un Plan simple, la honte de ne plus être à la hauteur dans Pour l’amour du jeu, la honte d’avoir un visage défiguré dans Darkman).

Men in black (c) D.R.

Spider-Man est l’enveloppe de circonstance d’un cinéaste qui, malgré les transformations qui jalonnent autant ses films (pensons simplement à Evil dead) que son œuvre (on lui doit notamment le dernier western-spaghetti en date, Mort ou vif), demeure quoi qu’il en soit un auteur. Si Sam Raimi effectue avec succès sa mission en démasquant la part honteuse qu’elle implique, il n’en est pas moins, à l’instar d’un personnage qu’il ne peut se résoudre décemment à détester, un individu aux motivations obscurs, aux ressorts intérieurs peu lisibles pour un grand public souvent figuré dans le film et qui l’applaudit sans savoir réellement si on ne lui joue pas un mauvais tour, souvent contesté au sein même d’une industrie dont il sert ici pourtant très bien les intérêts. Spider-Man, à l’image du héros du film de M. Nyght Shyamalan, Incassable, voit la difficile prise en compte (qui est une mise en jeu) du statut original d’un être soudainement singularisé dont le prix à payer pour cette singularité est la mise de côté du Moi au profit du Nous. Quand les X-Men de Bryan Singer ne parlent que d’intégration, quand les MIB de Barry Sonnenfeld ne sont que de simples fonctionnaires d’état qui font ce pour quoi on les paie, Spider-Man et le héros de Shyamalan, parce que voués malgré eux au bien-être collectif, ne connaissent d’autre situation personnelle que l’immense solitude de leur singularité. Victimes de l’habitus tel que Pierre Bourdieu l’a défini dans ses travaux (La Distinction par exemple), parce que victime d’une éducation, d’une culture interventionniste, d’une « histoire faite corps, inscrite dans le cerveau (…), histoire incorporée [qui] est le principe à partir duquel nous répondons (…) [afin] d’échapper à toutes une série d’alternatives que nous avons intériorisées, qui font partie de notre habitus cultivé » (in Si le monde social m’est supportable, c’est que je peux m’indigner, entretien avec Antoine Spure, éditions de l’aube, Paris, 2001).