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La scène d'introduction du film plonge
notre regard dans une mer déchaînée, l'oreille est assaillie
par les sons assourdissants des fracas des flots qui s'écrasent
contre la coque d'un navire. La mise en abyme du film, traitée
de façon expressionniste et dépouillée, nous prépare au pire
et vient renforcer son titre évocateur.
Comme on l'aura compris, Stormy weather raconte l'histoire
de deux sœurs de détresse. Plus que cela, de deux âmes sœurs
dont la rencontre inopinée n'est peut-être pas uniquement
le fruit du simple hasard. Dans un premier temps, l'histoire
laisse entendre que Loà doit son salut éventuel à Cora. Mais
bien vite, le spectateur se demande laquelle des deux jeunes
femmes représentent la planche de salut de l'autre. Elles
sont elles-mêmes comme deux navires à la dérive. La lubie
de Loà, c'est de monter à bord des ascenseurs, de prendre
de la hauteur, d'échapper au monde prosaïque, d'accéder au
plus près du soleil. Parfois, elle fait penser à un ange aux
ailes rognées dont la dégringolade lui a infligé des marques
indélébiles. Cora, elle, recherche la proximité des arbres,
voire un contact « charnel ». Elle est à la recherche incessante
et entêtante de racines à jamais sectionnées (ses parents
inconnus, sa grand-mère décédée). Loà est aussi un arbre déraciné,
en train de dépérir. Ses branches dégarnies se sont agitées
au gré des bourrasques du vent insulaire. Cora lui semble
être un terreau riche, le sol approprié sur lequel la jeune
femme espère pouvoir s'épanouir. Projetée dans un monde inconnu,
sans repères solides et fiables auxquels elle peut se raccrocher,
Cora, la psychiatre, personnage entier aux prétendues évidences
affichées, va vite se retrouver dans la peau de son double,
une « Loà » déracinée et les rôles, dès lors qu'elle débarquera
sur l'îlot peu amène, vont s'inverser. Larguée, paumée, à
bout de force, Cora ne devra son salut qu'à un « simple
médecin », Einar, et à l'amitié de sa jeune et pétulante
sœur, Tina. Tout comme Cora, ce dernier agit pour le bien
être de ses semblables, même s'il n'a à sa disposition que
des moyens plus modestes. Le film met l'emphase sur le fait
qu'un exilé n'est jamais à son avantage loin de chez lui,
coupé de ses racines, de ses habitudes. Si nul n'est prophète
en son pays, comme il est facile pour un étranger de n'être
qu'un simple fétu de paille à la merci d'un courant impétueux.
Cora tirera une leçon de cette expérience, une humilité certaine
qui l'endurcira dans l'existence et la fera grandir.
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À l'image de ces poissons sans vie,
éviscérés, débités en lamelles, Loà se sent comme un vulgaire
bout de chair, un cadavre en sursis. La scène où elle se
dénude totalement et cours en criant à pleins poumons dans
les entrepôts frigorifiques est une des scènes les plus
poignantes et les plus emblématiques du film. Comme le précisera
plus tard, et à juste titre Sólveig Anspach, elle n'est
pas sans rappeler le célèbre tableau d'Edward Munch, Le
cri. La remarque peut sembler quelque peu déplacée,
eu égard au travail ingrat du personnel soignant, mais l'univers
de l'usine de transformation de poissons renvoie, dans une
certaine mesure, à celui de la psychiatrie. Des systèmes
déshumanisant dans lesquels la rentabilité est de mise et
ou les deux parties de la chaîne, que l'on peut percevoir
comme antagonistes, font les frais de cet affrontement inévitable.
Êtres humains dépendants ou poissons hors de l'eau subissent
le même sort, celui de la victime. Productivité, interchangeabilité,
indifférence, bureaucratie, autant de termes qui font froid
dans le dos. Venue de la médecine et projetée en première
année de psychiatrie, Cora ne s'est pas encore forgée une
carapace d'indifférence. Elle rejoint au début le combat
avec l'ardeur du néophyte, sûre de la suprématie et de l'infaillibilité
de sa science. Elle prendra conscience d'une tout autre
réalité, lors de cette scène dans laquelle elle viendra
s'asseoir à côté de Loà, le dos appuyé à une maisonnée,
le soleil les illuminant et les réchauffant de sa clarté.
Elles sont là, blotties l'une contre l'autre, tout simplement,
enfin apaisées. Simple note d'espoir, éphémère peut-être,
mais espoir tout de même.