Une première occurrence forte de la concurrence
du monde des vivants et de celui des objets semble se produire
lorsque, parmi tous les pieds de chaises et de tables, viennent
se glisser deux nouveaux « pieds » qui sont, eux, les jambes
de Vittoria. Il y a intrusion du vivant dans un monde inanimé.
De même, on peut noter le geste sensuel de Vittoria qui effleure
des doigts un bibelot et impose à Riccardo un temps de silence,
ou le fait que Vittoria, au lieu de partir et quitter Riccardo,
prend le temps de ranger les tasses à café. En fait, elle semble
plus s’occuper de son entourage, c’est à dire du mobilier de
l’appartement, que de sa situation sans issue avec Riccardo.
Riccardo, lui, reste dans le monde des humains. Par maladresse,
il renverse et casse le cendrier. Il n’y prêtait pas attention.
Ajoutons ici que la caméra est davantage du côté de Vittoria.
Dans son mouvement panoramique vers le bas, elle aussi, prend
la peine de se "baisser" pour observer les éclats
de porcelaine. Tout se passe comme si Riccardo, aux yeux de
Vittoria -et de la caméra-, était en concurrence avec les objets.
On peut le constater lorsque Vittoria se retourne vers l’abat-jour
et le ventilateur : l’amorce de la lampe prend la moitié du
cadre, et Riccardo est obligé de faire un mouvement pour que
la caméra recadre sur lui, accompagnant ainsi ce geste. Le cadre
de départ est composé à moitié par Vittoria, et à moitié par
la lampe. Après le mouvement de Riccardo, on a un cadre découpé
en trois tiers égaux (Riccardo à gauche, Vittoria au centre
et l’abat-jour à droite). Riccardo doit littéralement se faire
une place dans le cadre car la caméra, comme Vittoria, semble
plus attentive au cendrier cassé ou à l’abat-jour qu’à celui-ci.
Plus tard dans le film, lorsque Vittoria
et Piero (Alain Delon) se retrouvent au carrefour, Vittoria
continue de s’intéresser autant à son entourage matériel,
au bâton qui flotte sur l’eau, qu’à la présence de Piero,
comme elle s’intéressait précédemment aux bibelots chez Riccardo.
Mais, cette fois-ci, contrairement à Riccardo, Piero aussi
est pris par ce monde des objets. Il lui parle de sa nouvelle
voiture. Ian Lockerbie, dans « La difficuté d’être »,
dans L’homme et l’objet, va même jusqu'à affirmer que le personnage
de Piero tient lieu d’objet. « […] Piero, le jeune agent
de change frénétique qui ne vit que pour le moment présent.
C’est comme si Antonioni était poussé par un besoin profond
de confronter une humanité qui est toute « en surface », car
manifestement la grande sinon la seule qualité de Piero, c’est
d’être là. »
Dès les premiers instants de la séquence où Vittoria rentre
à pieds chez elle de chez Riccardo, avec le surcadrage du
haut de portail enserrant un paysage constitué de quelques
arbres, on peut supposer que, dans la compétition entre la
nature et le monde moderne des objets, c’est ce dernier qui
a tendance à l’emporter. La nature est délimitée dans l’intérieur
d’un cadre bien précis (ce haut de portail). Puis, dans le
trajet qu’accomplit Vittoria jusqu’à son domicile, à l’image
de cette sorte de château d’eau en forme de champignon, entouré
de quelques grands arbres qui paraissent bien seuls sur ce
bord de parking, ces deux mondes ne cessent de cohabiter dans
le cadre. Dans chacun des plans de cette séquence, on retrouve
à la fois l’idée du naturel, du touffu, du désordonné qui
se balance au gré du vent comme ces herbes folles, et l’idée
de l’ordonné, du dessiné par la main de l’homme, qu’il soit
courbe comme les trottoirs ou rectiligne comme les lampadaires.