PARODIE ET PROVOCATION :
A LA RECHERCHE D’UN CERTAIN NATUREL
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Fondé sur le renversement des sens
et des valeurs, le cinéma de Buñuel explore le territoire
du négatif comme avait pu le faire Sade ; mais le cinéaste
le découvre par le biais de la logique de l’association libre.
Cet univers du hasard dans ces deux films reste tellement
net qu’il en devient presque réaliste ; l’absence de
signification et l’image déstabilisante renvoient à une forme
de pureté, de pensée originelle comme un documentaire sur
l’inconscient. Il est vrai que la première séquence de L’Age
d’or fait penser au documentaire classique avec le combat
des deux scorpions qui paraît bien incongru. En réalité, il
préfigure métaphoriquement un certain regard cinglant de la
société au sens large dans laquelle curés, amants et politiciens
recevront chacun une décharge de venin.
Ce film est l’anti-sacralisation : « c’est enfin
peut être pour cette raison profonde que L’Age d’or, produit
par le vicomte de Noailles, déjà mécène du Sang d’un poète
de Jean Cocteau, demeure l’un des grands scandales de l’histoire
du cinéma. Violemment attaqué par l’extrême droite, le film
est finalement interdit par le préfet de police Chiappe, preuve
tangible de sa force subversive, demeurée intacte avec les
années. » (12) La parodie et la provocation sur
« le fil du rasoir » n’empêche pas la joute poétique,
la lune coupée d’un nuage est une allégorie de l’œil tranché.
On retrouve les caractéristiques de l’expressionnisme :
d’une part, l’austérité subjective et introspective, et d’autre
part, la sensibilité froide avec la lune lumineuse qui contraste
avec le fond obscur. Cette opposition rappelle la dramatisation
de la lumière dans le Faust de Murnau. Cet expressionnisme
espagnol manifeste un graphisme baroque qui : « est
la source de la modernité, parce qu’il exprime, au-delà d’une
esthétique de l’excès et du paroxysme, l’incurable mélancolie
d’une culture qui n’a pas fait son deuil de l’ordre divin. »
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Mais contrairement à Cocteau obsédé
par l’image du poète dont le cinéma s’efforce d’être poésie
merveilleuse et romantique, Buñuel ne fait pas dans le sentiment.
Dans L’Age d’or, les hommes politiques dits patriotiques
se retrouvent collés au plafond, injure suprême au nationalisme,
et les mondains sont plus passionnés par les histoires de
sexe que par les relations publiques : « le surréalisme
est une baguette magique qui transforme en merveille tout
ce qu’elle touche. » (14) Cette véritable « Comédie
humaine » est un inventaire réaliste de la société
insouciante des années 30 qui prépare, malgré elle, la catastrophe
de la seconde guerre mondiale, dont l’un des premiers signes
fut la guerre civile espagnole. Le surréalisme devient
prétexte à la réalité, comme le fit Picasso avec Guernica.
De surcroît, Buñuel se sépara de Dali et de Breton pour
s’orienter vers un cinéma réaliste, voire naturaliste en
conservant malgré tout dans sa production des images irréelles
au service de la réalité.
Dans Le charme discret de la bourgeoisie, des convives
se retrouvent autour d’une table, tous assis sur des toilettes.
Parodie d’une certaine classe sociale qui ne fait que consommer
et évacuer : il s’agit d’une provocation en associant
la nourriture avec l’excrément. Buñuel s’affiche comme un
observateur du grotesque, voire du scatologique. Derrière
la dérision, la cruauté et la farce picaresque se cache
finalement une vision rationnelle et naturelle des choses.
Au-delà de certaines formes plastiques et sophistiquée auxquelles
le réalisateur nous a habitués, l’être humain est dévoilé
sous ses aspects passionnels, pulsionnels, voire animaliers,
détaché de tous repères judéo-chrétiens : « Dépasser
le surréalisme, le renverser dirait Deleuze, au sens de
mettre au jour ses motivations, c’est redonner au naturalisme
buñuelien sa part nécessaire afin de regarder autrement
le supposé surréalisme à l’œuvre qui est parfois un simple
fragment de naturalisme déconnecté qui remonte à la surface,
indicible à la dérive d’un milieu dont on a perdu la trace. »
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