Pourtant, et l’auteur n’a jamais été
à une contradiction près (2), il ne pouvait en tant que metteur
en scène adopter, pour un film portant sur la République italienne
de Salò (septembre 1943 - janvier 1944), « dernier acte
grotesque, la répétition en grand guignol de ce qui a déjà échoué
[le fascisme mussolinien] comme farce » comme l’a écrit
Serge Daney en référence au texte de Karl Marx Le 18
brumaire de Louis Napoléon Bonaparte (3), que la seule position
morale, certes intenable mais ici (sou)tenue, grâce à laquelle
un regard est possible, c’est-à-dire celle du bourreau. À l’instar
de Andrzej Munk et son film La Passagère en 1963 sur
les camps de la mort en Pologne, de Jean-Luc Godard avec Le
Petit Soldat en 1960 sur la torture en Algérie, et Les
Carabiniers en 1963 sur la guerre en général. En plus de
montrer « la mort au travail » (Cocteau, un
des modèles existentiels reconnus de Pasolini), il faudra aussi
montrer cliniquement le travail de la mort dans la représentation
sans risquer de griller la frontalité, la nudité, la terrible
matérialité, l’obscénité du représenté. La tension quasi palpable
qui imprègne chaque plan de Salò (sans jeu de mot, la
caméra tremble) résulte du désir documentaire pasolinien (filmer
l’inique et arbitraire machine d’asservissement et d’anéantissement
afin de comprendre comment elle marche, comment son moteur fonctionne,
avec quelle énergie, quelle matière et pour quelles fins), en
partie pris en défaut par l’empathie sincère et bouleversante
que le cinéaste ressent pour les jeunes gens arrachés de leur
milieu populaire au début du film par la milice fasciste, et
dont l’innocente beauté volée (on retrouve l’acteur qui jouait
Noureddine dans Il Fiore delle Mille e una Notte, Franco
Merli) est vouée à l’effondrement.
L’aspect documentaire paradoxal de Salò
tient principalement à une chose (l’engagement physique réel
des acteurs, bourreaux comme victimes, dans la représentation
du crime) pour nous en dire une autre : il s’agit
peut-être ici du dernier film néo-réaliste en ce sens qu’il
reprend du matriciel Roma, Citta aperta de Roberto
Rossellini en 1945 sa scène-clé de la torture du résistant
soutenu du regard par le prêtre en ne cessant de la décliner,
de la démultiplier, et d’en éprouver la vérité tant cinématographique
que politique tout au long du déroulement du film de Pasolini,
inversant même en son début la célèbre chute de Pina (Anna
Magnani, actrice-symbole du corps populaire italien à qui
le cinéaste a offert le rôle de Mamma Roma en 1962)
lorsqu’une mère court après son enfant emmené de force par
les miliciens… pour lui donner l’écharpe qu’il avait oubliée.
Au film de la résistance et du soulèvement face à l’intolérable
répression populaire, Pasolini répond exactement 30 ans plus
tard par le film de la soumission, de la dégradation, de l’échec.
Echec des victimes à se constituer en tant que collectif soudé
dans une même résistance (pire même, à se penser simplement
en tant que tel). Mais aussi échec des bourreaux de pouvoir
accéder tant au plaisir total sur l’autre qu’au plaisir total
de l’autre, d’acquérir le savoir absolu sur sa jouissance,
sur la jouissance : « pour soutenir la fiction
de leur désir, lui trouver une cause, ils convoquent de la
façon la plus violente le corps populaire pour en interroger
(…) le secret (…) et à mesure qu’ils avancent, ils en viennent
à détruire l’objet même de l’expérimentation, la matière première
du film »(4).