Si Salò semble participer à cette
vague de films dits alors « rétro » qui ont occupé
les écrans au début des années 70 afin de substituer idéologiquement
aux problématiques actuelles du temps présent et de la représentation
les problématiques plus lointaines du temps passé et du représenté
(5), il en figure en fait et véritablement le puissant déni
critique. Ayant toujours préféré la réalité en tant que langage
de la réalité et le cinéma de la réalité en tant que cette réalité
même, donnée à voir comme à lire (6), au cinéma de fiction professionnel
et classique (pour ne pas dire académique), Pasolini situe l’horreur
de Salò, celle de la passivité comme principe malgré
tout de participation et d’implication des dominés dans le jeu
des maîtres, celle de la maîtrise forcenée du côté des dominants
qui cherchent jusqu’au nihilisme que contient leur propre énergie
destructrice à exténuer le matériel humain sur lequel ils exercent
leurs prérogatives, au cœur de l’intersection entre un fait
historique précis (l’éphémère sursaut fasciste dans la connaissance
de son imminente chute) et d’un ouvrage littéraire (Les 120
Journées de Sodome) écrit en 1784 par un Français aristocrate
déchu et embastillé lors de la Révolution française. Donatien
Alphonse François de Sade (que n’appréciait pas beaucoup Pasolini)
donne le contenu, les tréteaux, les idées, la matière, la machinerie
du texte et la charpente des tableaux (et le réalisme scientifique
et algébrique de ceux-ci fait de l’écrivain le meilleur scénariste
possible pour pallier aux éventuels manques imaginant d’un cinéaste
à la sensibilité à fleur de peau de la beauté sui generis
des corps tel que Pasolini- 7), et la République de Salò le
contenant, l’objet scandaleux à observer et interroger, la réalité-limite
à soumettre à la « question », à prendre en main sans
craindre de se les salir, les mains pures convenant seuls aux
kantiens puisque, comme on le sait depuis Charles Péguy, ils
n’ont pas de mains.
On en revient à cette puissance de contradiction
(le paradoxe chez Pasolini c’est d’abord être littéralement
contre la doxa, le sens commun que critiquait déjà
Platon) qui est hérésie (Salò est l’aboutissement de
toute une œuvre miroir de la propre vie bousculée de son auteur
portée par le beau souci de « l’expérience hérétique »-
8) et qu’a décrite précédemment Franco Fortini : puisque
le fascisme fait horreur à Pasolini, il n’a pas cherché autre
chose, dans son incessant combat face à lui, de le saisir
à bras le corps en le débusquant dans chaque fait de l’existence,
intellectuellement, politiquement, sexuellement, artistiquement.
Le but de Salò est alors d’aller plonger au fond des
yeux de son spectateur et voir s’il n’y persiste pas à l’état
larvaire des reliquats nauséabonds de fascisme à extirper
que le cinéaste considérait comme une pathologie, une altération
psychologique grave. 22 ans plus tard, et sous la caution
intellectuelle de Pasolini en bonne logique, João Cesar Monteiro
ne procéda pas autrement avec Le Bassin de J. W. :
le refus pour ces films d’exister (quand il est professé par
des détracteurs professionnels, des chiens de garde en fait
de « l’industrie culturelle » selon la terminologie
de T.W. Adorno) signe tout autant l’existence que l’essence
même du fascisme, à savoir son incapacité fondamentale à envisager
quelque forme d’altérité que ce soit. C’est l’irréductible
et insoluble contemporanéité de Salò, en plus d’une
volonté ferme et tenue de ne jamais diluer l’épaisseur de
ce qui est dit et montré dans le film, de ne pas délayer la
matérialité du filmé par un effet d’édulcoration du filmage,
de ruiner également sur le plan esthétique l’idéologie du
« rétro » et sa phobie inquiétante du présent en
révélant la part fascisante qui en sous-tend les mécanismes.
Le fascisme, sujet et objet de Salò, est aussi ce qui
participe à la réalité historique du contexte de la production
matérielle du film, son actualité. Hier comme aujourd’hui,
quand nous sommes étranglés par le score de Le Pen aux dernières
élections présidentielles de 2002, par les basses œuvres policières
de Sarkozy à « l’intérieur », par la surenchère
consumériste d’une télé-réalité qui n’a de réalité que le
nom et l’instrumentalisation fascisante des corps violés par
la publicité pour viatique. « Quand les ouvriers
de Turin et de Milan commenceront à lutter aussi pour une
réelle démocratisation de cet appareil fasciste qu’est la
télé, on pourra réellement commencer à espérer. Mais tant
que tous, bourgeois et ouvriers, s’amasseront devant leur
téléviseur pour se laisser humilier de cette façon, il ne
nous restera que l’impuissance du désespoir » (9)