A une époque où la législation sur les
films à caractère pornographique ne s’était pas encore « durcie »
(la création de la classification X date de quelques semaines
après la sortie de Salò) afin de pousser dans la marge
et l’obscurité une réalité effective (la libéralisation du sexe
et sa consommation accrue via notamment l’industrie cinématographique),
à une époque où le reflux de Mai 1968 marque la victoire de
la « technostructure » (J.K. Galbraith) et
de bourgeoisie d’exploitation sur la classe travailleuse, de
l’idéologie reine du tout-marchandise sur la lutte révolutionnaire,
l’ultime film de Pasolini apparaît comme le démenti catégorique,
le négatif actif contre cette joie fallacieuse (ce que Pasolini
nommait tour à tour « hédonisme » et « conformisme »)
diffusée dans tous les secteurs de la société capitaliste, contre
aussi celle, naïve, qui présida à la réalisation de la trilogie
dite « de la vie » ou « de la joie de vivre »
(Il Decameron en 1971, I Racconti di Canterbury
en 1972, et Il Fiore delle Mille e una Notte en 1973)
et qui célébrait la simplicité des plaisirs pris par le peuple
avant son urbanisation et sa prolétarisation (même si ces films
n’étaient point dénués ni de cruauté, ni de « réalisme »
quant aux lois régissant la rétribution dans ces Moyens Ages-là,
orientaux comme occidentaux, des biens en fonction des mérites,
toujours au bénéfice des possédants qui en étaient aussi les
législateurs).
Se situant comme à l’envers
et non à l’opposé des thèses de Wilhelm Reich (non pas tant
pourquoi les masses ont-elles désiré le fascisme, mais pourquoi
celui-ci les désire-t-il tant ?) et prolongeant à sa
façon l’un des théoriciens italiens de la troisième internationale
communiste Antonio Gramsci (sur lequel Pasolini a écrit en
1957 le bouleversant sépulcre Le Ceneri di Gramsci)
dont la « philosophie de la praxis », mêlant
pensée et action, philosophie et histoire, vise à se prémunir
de ce « peuple de singes » qu’est la bourgeoisie,
base sociale et mare du fascisme, Pasolini semble avoir voulu
avec Salò, véritable pavé dans cette mare qui persiste
à ne pas s’assainir, donner le complément pessimiste, l’envers
dialectique de son film-enquête sur la sexualité des italiens
au début des années 60, Comizi d’Amore en 1964. Au
spectateur seul (et non au cinéaste) d’opérer, comme l’a montré
G.W.F. Hegel, le dépassement intellectuel des deux termes,
dépassement qui chez Marx puis Gramsci devient donc action,
praxis face à l’absorption capitaliste du sexe et la torsion
fasciste des esprits intensifiées en à peine dix ans. Critiqué
avec une relative justesse par Roland Barthes lors de la sortie
de Salò (l’entreprise sadienne, en plus d’être infilmable
– cf. Hurlements en faveur de Sade (1952) de Guy Debord,
quasiment tout en plans noirs – n’aurait a priori rien
à voir avec le sadisme anti-philosophique intrinsèque au fascisme),
mais soulignant aussi à quel point le film de Pasolini réussissait
à être à la hauteur de son inspirateur lui-même, c’est-à-dire
« irrécupérable » (10).
Le recours à Sade dont « l’univers
(…) est fondamentalement un univers de l’enfermement, espace
clos de l’obsession, éternel retour des mots » (11)
impulse la rigueur nécessaire au projet pasolinien :
Sade instaure le point de vue moral par lequel est possible
la représentation éthique de l’ordure fasciste en acte avec
son ignoble corrélat, l’intégration de ses principes de domination
par les dominés, mutilés, désarmés. La structure narrative
en épisode des 120 Journées de Sodome, alternant temps
des récits et temps des actions, induit le redoublement des
images du film (ce qu’accusent les nombreux miroirs, cadres
et tableaux, en plus de souligner le souci de la théâtralité
et de la mise en scène chez les bourreaux, et d’insister sur
le narcissisme mortifère de leur entreprise-12), et donc correspond
tout à fait à cette manière pasolinienne tout en digressions
et bifurcations narratives que Uccellacci e Uccellini
en 1965 a durablement installé jusqu’à la trilogie, même si
après coup abjurée, retrouvant la référence dantesque (13)
qui irise également le dernier ouvrage du poète paru de son
vivant, La Divine Mimesis. Le didactisme au sens brechtien
comme le schématisme au sens kantien, la démonstration ou
la leçon de chose comme le tour de passe-passe des valeurs
morales normatives et collectivement administrées, participent
du régime du conte (et Pasolini est incontestablement avec
Luis Buñuel l’un des plus grand conteur du cinéma moderne),
plusieurs contes enchaînés ou emboîtés aidant à constituer
ainsi une véritable mosaïque sur-réflexive, méta-linguistique,
méta-filmique, tridimensionnelle.