« En effet l’amour inconsidéré pour
la réalité, traduit en termes linguistiques, m’amène à voir
le cinéma comme une reproduction fluide de la réalité alors
que, traduit en termes expressifs, il me bloque face aux véritables
aspects de la réalité (…) comme s’ils étaient immobiles et isolés
dans le flux du temps » (14). La picturalité pasolinienne
(sa « fulguration picturale » comme il le disait lui-même)
s’est forgée en suivant les cours de l’historien d’art Roberto
Longhi lorsqu’il était étudiant à l’université de Bologne. C’est
celle-là même qui donne aux plans du film un aspect de cube
scénographique tel qu’il était pratiqué par les peintres du
Quattrocento (Masaccio, Piero della Francesca) correspondant
aux nouveaux espaces disciplinaires et carcéraux issus de la
Renaissance (15). Avec la lourde sensation de claustration qui
en résulte, produite par l’imaginaire sadien (héritier d’Alberti,
le théoricien de la perspective spatiale) et transplantée avec
le reste dans le monde sans dehors (c’est un fantasme) et au-dedans
sans limite (c’est une réalité) qu’est Salò, le cinéaste poursuit
la logique tendue des contradictions et des tiraillements qui
lui a toujours été chère tout en induisant un autre principe
de son geste artistique, celui de la contamination, principe
fondamental. N’ayant jamais cessé de passer d’une sphère de
langage à une autre sphère de langage (de la critique littéraire
à la critique politique ou cinématographique, du dessin au roman,
du cinéma au théâtre et à la poésie, etc.), il a mis à nu en
en tirant parti (le parti de l’intuition qui fulgure chez Pasolini)
un insoupçonné potentiel de glissements et de rapprochements,
d’assemblages et de superpositions (souvenons-nous de l’utilisation
de plaques de plexiglas par le jeune peintre influencé par Francis
Bacon dans Teorema en 1968) qui a donné vie à toute une œuvre
(elle a été le film de sa vie dont la mort a opéré le « foudroyant
montage » comme il l’a écrit dans Empirismo eretico), éloignée
des rigidités dogmatiques et des orthodoxies, et que Salò concentre
en un point limite, celui de la contradiction irrésolue, de
l’intenable paradoxe soutenu jusqu’au déchirement que résumait
déjà la position de l’intellectuel selon lui . « Chassé,
en tant que traître, des centres de la bourgeoisie, témoin extérieur
au monde ouvrier : où est l’intellectuel, pourquoi et comment
existe-t-il ? » (16)
« Le signe sous lequel je travaille
est toujours [celui de] la contamination » (17),
non plus seulement de nature littéraire exclusivement comme
chez l’écrivain Carlo Emilio Gadda dont Pasolini admirait
L’Affreux Pastis de la rue des Merles datant de 1957,
mais ici totale comme elle l’est dans La Divine Mimésis.
Ce sont la bibliographie que donne le film lors de son générique-début
(probablement la seule de toute l’histoire du cinéma, et prestigieuse
de surcroît, mentionnant Maurice Blanchot, Roland Barthes,
Pierre Klossowski, Philippe Sollers, Simone de Beauvoir, tous
écrivains, tous critiques littéraires, tous admirateurs de
la prose sadienne), la citation d’une séquence intégrale du
film grandement aimé par le cinéaste de Paul Vecchiali Femmes,
femmes (1974) avec la présence du duo d’actrices Sonia
Saviange et Hélène Surgère, la présence de tableaux de maîtres
dadaïstes, futuristes ou surréalistes célèbres et contemporains
du récit (Giorgio de Chirico, Fernand Léger, Marcel Duchamp,
Max Ernst…). Mais ce sont aussi la parodie volontaire et exercée
par les maîtres eux-mêmes de leurs propres codes et institutions
(le contrat de la première séquence et l’édification du règlement,
puis le repas, le mariage, l’élection, le vote, le jeu, l’exécution…),
la « grande musique » jouée au piano ou entendue
à la radio (on y entend également quelques Cantos d’Ezra
Pound, immense écrivain apprécié par Pasolini et sympathisant
fasciste). Mais c’est surtout l’usage symptomatique et métonymique
de la blague comme dispositif (en miniature de tout le film)
de l’aliénation de celui qui, n’étant pas dans le champ du
savoir que l’autre possède d’avance sur ce dernier quand il
raconte sa blague, est suspendu dans l’impuissance de son
non-savoir à ses lèvres jusqu’à la (sa !) chute.