Salò qui est ainsi tout entier
en proie à une fureur contaminatrice exacerbée contamine à
son tour tout le champ culturel (et Salò s’y inclut
automatiquement en tant que film) compromis avec le fascisme
puisque celui-ci, comme les œuvres citées, est directement
sorti des côtes de la bourgeoisie entourée de ses biens, artistiques
on l’a dit, plus largement culturels (le mobilier noir et
massif), mais aussi et corrélativement de ses instruments
d’aliénation (l’esclave est aliéné par manque de savoir sur
son être propre et sa situation historique, par privation
de conscience que matérialise l’église catholique contre le
message d’émancipation évangélique), d’avilissement (la sacralisation
de la merde, c’est-à-dire le fétichisme capitaliste et son
accumulation de « travail mort » comme disait
Marx) et de torture (du côté des dominés dont les rapports
au savoir et à la culture ont été par les détenteurs du capital
et du pouvoir bloqués afin d’empêcher tout désir de libération
hors des chaînes sanglantes de l’exploitation).
Les comportements algolagniques dans Salò permettent
la visualisation, à la fois exacerbée et littérale, autrement
dit crue et nue, littéralement ob-scène (au devant de la scène),
du paradigme sous-tendant tout échange entre la classe qui
domine (ici représentée didactiquement par un aristocrate,
un ecclésiastique, un juriste et un riche propriétaire) et,
partant, décide de la valeur des échanges qu’elle désire,
et la classe qui est dominée, pressurée par la nature
des échanges même qu’on lui impose de force : c’est le viol,
consenti parce que « naturalisée » (c’est un châtiment
divin mérité par ceux qui pensent, puisque l’on n’a pas cessé
de leur répéter toute leur vie, que la vie sur terre mortifiée
est le gage assuré d’une vie éternelle et douce) ou accepté
parce que porteur de la promesse d’être malgré tout protégé
et nourri pour celui qui ne possède rien d’autre que sa force
de travail à vendre (mais la polenta offerte au prolétaire,
c’est-à-dire au travailleur nu, est bourrée de rasoirs – c’était
chez Sade déjà l’horreur du pain qui, calmant la faim, étouffait
la révolte en reproduisant de plus la symbolique du Père autoritaire
incorporé par le Fils).
Salò se trouve être alors, avec
A Clockwork Orange (1971) de Stanley Kubrick et La
Grande Bouffe (1973) de Marco Ferreri d’un côté, La
Maman et la Putain (1974) de Jean Eustache et L’Empire
des Sens (1976) de Nagisa Oshima de l’autre, l’un des
très rares films à pouvoir être réellement qualifié de pornographique
parce qu’il prend tous les risques concomitants de cette qualification-là
(18), ceux dont l’exigeante morale esthétique et la probité
intellectuelle obligent à veiller à ce que l’intolérable production
de l’horreur fasciste soit montrée en même temps et dans
le même mouvement que son initiateur, programmateur et
premier spectateur, qui la met en scène, la dirige, la réalise,
d’abord pour lui et ensuite pour les autres, dans l’éprouvant
exercice de son incommensurable pouvoir qui peut alors foudroyer
la symbolique pré-capitaliste intrinsèque à la transgression
ou bien la désigner dans son arbitraire idéologique même.
La seule limite du pouvoir, et là réside toute la déchirante
contradiction, c’est l’autre qui, destinataire des actes du
pouvoir, incarne « à son corps défendant »
(Michel Foucault) une politique vouée à l’insatisfaction permanente
(celle du Medef aujourd’hui par exemple) puisque l’autre est
et sera toujours insuffisamment dominé.
D’où les deux degrés de l’inimaginable qu’opère un film qui
réfléchit la géométrie de son infrastructure (l’importance
du chiffre quatre dans Salò) sur le miroir du sens
totalisant (et possiblement totalitaire) qui commande au langage
géométrique même. Si nous nous émouvons en tant que spectateurs
du sang et des excréments, des humiliations et des blessures
reçues, c’est que nous sommes (à la place) du peuple, alors,
estomaqués et seulement estomaqués, nous ne comprenons pas
et ne comprendrons pas davantage ce qui a (eu) lieu. Premier
degré : l’inimaginable se joue sur le dos des dominés,
forclos dans l’incompréhension des finalités du jeu qu’on
leur ordonne de jouer. Si nous nous émouvons de la facilité
avec laquelle le pouvoir personnifié exerce et discipline
à la mesure de ses désirs (« anarchiques »
au sens sadien) un espace pur de disponibilité absolue, c’est
que nous sommes du côté des maîtres, car eux seuls savent
ce qu’ils font et sont impardonnables (dans une sorte de négatif
du message évangélique chrétien). Deuxième degré : l’inimaginable
réside dans une maîtrise qui n’a jamais été la nôtre et ne
doit jamais l’être.