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Cette métamorphose du monde est le
résultat du passage du « régime organique », celui du réel,
au « régime cristallin », celui du rêve. Dans le premier,
les connexions et la succession des images restent logiques
et réelles, tandis que dans le deuxième dont parle Gilles
Deleuze, les liens sont irréels : « Les deux
modes d’existence se réunissent maintenant dans un circuit
où le réel et l’imaginaire, l’actuel et le virtuel, courent
l’un derrière l’autre, échangent leur rôle et deviennent indiscernables. »
(10) Nous sommes dans un monde onirique qui n’obéit à aucune
logique terrestre. Au cœur de la zone, l'écrivain jette dans
un puits une pierre. On entend l'impact de la chute de manière
rétroactive comme si le puits était d'une profondeur inouïe
ou plutôt comme s'il existait un décalage sonore opérant sur
les lois physiques de l'apesanteur. Ce hiatus entre le son
et l’image traduit l’irréel et « ce désir éperdu
de clarté dont l’appel résonne au plus profond de l’homme. »
(11) Dans Stalker le temps et l'espace sont absents,
il s'agit d'une sorte de merveilleux, de quatrième dimension.
La zone représente un système compliqué, rempli de pièges
optiques et sonores. Le « Stalker » avertit les
deux aventuriers : « La route devient simple
et facile ou bien semée d’embûches : c’est la zone. On
pourrait la croire capricieuse, mais à chaque instant, elle
est telle que nous l’avons faite par notre propre état d’esprit. »
Tout repose sur l'impression mais rien n'est vérifiable physiquement,
scientifiquement, hormis le fruit de sa propre expérience.
L'écrivain dit après avoir jeté la pierre : « Encore une
expérience. Les expériences, les faits, la vérité en deuxième
instance. Mais les faits n'existent pas, ici surtout. [...]
Autrefois l'avenir était le prolongement du présent. Les changements
se profilaient loin, derrière l'horizon. A présent l'avenir
se confond avec le présent. » Selon Tarkovski, le
passage de la réalité au rêve est insaisissable, le spectateur
ira même jusqu’à douter de l’existence de cette chambre des
miracles. L’écrivain et le scientifique ont également une
attitude surréaliste, irréelle lorsqu’ils commencent à douter.
Rien ne prouve qu’elle existe, mais rien ne dit qu’elle n’existe
pas. Devant le doute, devant cette sensation fantastique au
sens littéraire du terme, les protagonistes préfèrent l’apathie,
la stupéfaction et ne cherchent même plus à savoir si cette
chambre est bien réelle ou pas.
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Le scientifique, qui est donc sensé
être la personne la plus rationnelle, veut détruire la zone
avec une bombe et refuse finalement toute forme d’espoir.
Son rationalisme devient absurde et suicidaire : « science
sans conscience n’est que ruine de l’âme. » (12)
C’est une sorte d’abandon qui trahit le tragique de l’existence
et le scepticisme du mystère de la création. Stalker
est finalement une théorie du sens pour un non-sens
théorique.