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ABSENCE DU SENS : DEREALISATION DE L’UNIVERS

Bergman considère que Tarkovski est un double de Saint-John Perse lorsqu’il saisit  « la vie comme un songe ». De surcroît, « il se déplace dans l’espace des rêves avec évidence. » (13) L’univers de Tarkovski n’est donc pas régi par des lois immuables. Il s’agit d’une déréalisation des événements qui s’apparente à une rêverie poétique et cosmique comme dans Solaris. En effet,  la thématique de l’eau devient une matière pensante. L’océan de Solaris agit sur l’inconscient des protagonistes sans qu’on puisse forcément  attribuer un sens à cette action. La poésie du cinéaste refuse la raison, l’explication, mais les choses peuvent avoir une signification que le spectateur seul est à même de reconstruire.

Solaris (c) D.R.

Le parcours de lecture n’est pas imposé  par le réalisateur. Le sens reste à déduire car il demeure absent. Il existe une rêverie philosophique et aquatique qui, au premier abord, fait appel au calme et à la sérénité, mais elle est parfois contrariée par une véritable « psychanalyse du feu ». Celle-ci agite l’esprit et  fragilise l’espoir. Au début du film, une sorte de milice, qui surveille la zone, ouvre plusieurs fois le feu sur les trois protagonistes. Le feu traduit le retour à la réalité et l’impossibilité de réaliser « l’expérience interdite » : pénétrer dans la zone. Dans l’œuvre de Tarkovski, il existe effectivement des synesthésies étonnantes entre l’eau et le feu et elles ont souvent une connotation dramatique. Dans Le miroir, un plan d’ensemble sur une grange qui brûle est organisé de la façon suivante : au premier plan le haut de l’écran est délimité par le toit d’une maison, de l’eau coule par-dessus la gouttière créant ainsi un effet de douche comme un rideau de pluie. En arrière plan, l’incendie de la grange contraste avec le premier plan humide.

Dans Stalker, tout est envahi par l’eau : les salles de la zone sont inondées, les murs suintent, à la verticale tombe toujours la pluie. De temps en temps, on relève un gros plan filmé en plongé verticale sur  des braises ardentes ou un plan rapproché filmé en contre plongé sur une ampoule électrique qui clignote. Ces plans viennent ponctuer cette anti-narration. Au premier abord, il est tentant d’y voir effectivement une rêverie bachelardienne.

  Stalker (c) D.R.

A savoir, pour simplifier, l’eau peut être associée à la mère et le feu au père. Ceci s’explique parfaitement dans Le miroir étant donné que le film est un hommage à la femme, à la mère, c’est également un témoignage autobiographique du cinéaste. Le thème du père étant absent, il resurgit de manière métaphorique dans la scène de la grange qui brûle. Le feu associé au père est en arrière plan, son rôle devient secondaire tandis que celui de la mère reste prégnant avec l’image de cette chute d’eau calme et reposante qui renvoie au foyer maternel. D’ailleurs l’eau tombe du toit. Il s’agit d’une alchimie qui réalise le caractère sexuel de la rêverie du foyer dont parle Gaston Bachelard : le feu « est le principe mâle qui infirme la matière femelle. Cette matière femelle, c’est l’eau. » (14) Si la signification de l’eau et du feu semble assez claire dans Le miroir, elle n’est pas aussi limpide dans Stalker. Le thème du feu apparaît de manière ponctuelle dans ce film alors que l’eau est omniprésente, ce n’est pas sans rappeler Element of crime de Lars Von Trier.

Si l’association de l’eau et du feu dans Le Miroir reste logique celle de Stalker déréalise le monde. Le feu demeure quelques fois présent parce que dans la zone tout est possible et rien ne s’explique. Dans ces deux films, le feu concilie des caractères contradictoires. Il est fréquent dans Le miroir et occasionnel dans Stalker :  « le feu pourra être vif et rapide sous des formes dispersées ; profond et durable sous des formes concentrées. » (15) Dans tous les cas la thématique du feu est une substance qui s’accorde avec le domaine de l’eau. Cette déréalisation est le mariage des contraires, l’eau éteint le feu, comme dirait Bachelard : « L’eau est une flamme mouillée. » (16)