Cependant, le cinéma pasolinien ne
se limite pas pour autant à une interprétation bipolaire et
manichéenne du monde et de l’humanité. Car si le cinéaste
mêle les contrastes et les extrémismes les plus frappants,
le propos n’en reste pas moins subtil et délicat dans la majorité
des œuvres de Pasolini. En s’appropriant librement le mythe
œdipien et en le transposant à l’écran, le cinéaste modélise
un personnage d’une profondeur psychanalytique incontestable
en s’attaquant à un mythe universel récupéré et analysé par
le père de la psychanalyse. Un antihéros fait de contradictions,
d’ambiguïtés. De même pour le héros Accatone, à la personnalité
ambiguë et paradoxale de par ses désirs de libération (une
libération qu’il ne trouvera que dans la mort) et sa volonté
d’entretenir sa condition de sous-prolétaire, libre tout autant
que prisonnier de son univers et des codifications morales
qui le marginalise.
LE LYRISME PASOLINIEN : POESIE DE LA DECHIRURE
Tous les héros pasoliniens sont des
marginaux mus par des désirs de révolte et déchirés par leur
propre condition. Tous les personnages pasoliniens sont l’incarnation
cinématographique du malaise du cinéaste, peut-être même du
cinéaste lui-même, et les promoteurs de ses imprécations lyriques.
Effectivement, la poésie de Pasolini hurle de manière plus
ou moins étouffée ses cris de douleur et de révoltes morales,
que ce soit dans Accatone ou dans sa dernière œuvre
funèbre Salò. L’implication essentielle du cinéaste
dans ses œuvres constitue un caractère fondamental de son
cinéma : les personnages de ses films sont pétris dans
la matière spirituelle même du cinéaste qui devient le principal
sujet de ses films. Son activité proprement poétique, qui
le conduira à sa carrière cinématographique, restera la marque
capitale de son œuvre cinématographique, en ce sens où, à
l’image de Baudelaire (premier grand poète maudit), Pasolini
aura retranscrit de manière exceptionnellement intense et
poétique ses affects et sa condition de marginal souffrant
et révolté. Et c’est par l’intermédiaire de la poésie et du
cinéma que le cinéaste cherche à libérer et à exorciser sa
souffrance, comme le signale Marc Gervais qui affirme que
le cinéma de Pasolini est essentiellement « déchiré,
contradictoire, marqué par une sorte d’hystérie apocalyptique
mais qui, par les moyens de l’art, cherche sans cesse le lieu
et l’instant de la réconciliation ».
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Par ailleurs, cette acceptation semble
ne rester qu’à l’état du désir et de l’idéation, tant il
semble que les personnages pasoliniens sont les proies d’un
état qui les pousse à l’errance et la folie. Dans Œdipe
Roi, la quête introspective vers sa propre vérité se
mue en une errance solitaire au cœur d’un désert devenu
la métaphore même du néant qui anime Œdipe (Pasolini ?).
Dans Théorème (1968), le père de famille bourgeois,
frappé par l’incarnation divine qu’il aura hébergée, débute
une errance vers la folie en courant dans un paysage lunaire,
dans lequel l’homme perdu hurle son dernier cri de douleur
qui marque la fin du film. Pourtant il semble que l’errance
ne prenne fin que dans la déchéance du personnage ou la
mort de celui-ci ; Œdipe se crève les yeux devant l’atrocité
de sa vérité, Accatone se libère de son état errant dans
la mort, la recherche du quinquagénaire de Théorème
n’achèvera certainement jamais sa quête d’absolu et son
errance dans le désert.