Il n’y a que la joyeuse errance urbaine
de la séquence de la fleur de papier (1968), cheminement
constructeur dont seule la naïveté semble justifier la légèreté,
qui puisse permettre d’affirmer que l’ignorance, assimilée
dans son acception méliorative proche de l’innocence de l’enfant,
semble se poser dans le cinéma pasolinien comme le remède
au malaise de l’humanité. Car le cinéma de Pasolini est ouvert
à la légèreté et la joie des simples plaisirs de la vie. Les
joies de la chair, les joies qu’offre la nature. Toute l’œuvre
pasolinienne n’est pas un cri de désespoir et il semble qu’il
souffle également un air d’espoir caché derrière la simplicité
de la vie, dans l’acte même de vivre et de profiter de la
trivialité de l’existence. La trilogie de la vie en est la
meilleure exposition, Pasolini ayant déclaré que le tryptique
n’a été réalisé que « pour le simple plaisir
de conter ». La désillusion douloureuse du cinéaste
semble chercher refuge dans la simplicité de l’innocence heureuse
et dans les plaisirs de la vie. Certains diront que Pasolini
se complaît dans une certaine naïveté enfantine ; il
semble plutôt que cette volonté d’innocence se pose davantage
comme un remède à la souffrance et la déchirure. L’œuvre pasolinienne
n’est pas naïve, mais elle offre un hymne à l’innocence
comme acte de vie. La différence est majeure.
Le cinéma pasolinien a donc
ceci de particulier que l’on ne peut dissocier l’homme de
son œuvre et que plus que jamais, la complémentarité de l’un
par rapport à l’autre se révèle essentielle dans l’analyse
du cinéma de Pasolini. Cette fusion du propos filmique et
de la condition de son auteur se pose comme la structure même
de la complexité du cinéma pasolinien. La complémentarité
entre l’artiste et sa création est rendue manifeste dans le
fait que, dans plusieurs de ses films, Pasolini devient acteur
en s’octroyant des rôles significatifs et révélateurs de sa
propre condition. Dans Le Décaméron, première œuvre
du triptyque La trilogie de la vie, le cinéaste joue
le rôle d’un peintre de fresque murale, tandis que dans les
Contes de Canterbury (second volet de la trilogie), Pasolini
incarne Chaucer, l’auteur des contes moyenâgeux que le cinéaste
raconte dans son œuvre. Cette mise en abîme, où Pasolini-cinéaste
incarne l’auteur des histoires de son film, souligne manifestement
l’importance d’une réflexion personnelle tant sur le rôle
de l’artiste en général que sur la condition du Pasolini-créateur.
Les personnages que Pasolini décide d’incarner sont tous,
d’un point de vue ou d’un autre, les incarnations fictives
du cinéaste, des doubles cinématographiques à partir desquels
la réflexion s’ouvre sur l’abstraction et la généralité. Est
entendu que, en s’introduisant en tant que créateur, c’est-à-dire
en tant que particularité et individualité, Pasolini tend
à réfléchir au-delà du particulier, et à étendre la réflexion
dans le domaine de l’abstraction. La preuve en est dans Le
Décaméron, où Pasolini-acteur (incarnant le fameux
peintre) clôt le film sur cette phrase : « A
quoi bon créer une œuvre alors qu’il est si bon de la rêver ? ».
Non seulement Pasolini révèle ses affects en tant qu’artiste
et souligne une fois de plus le lyrisme inhérent à l’œuvre
pasolinienne ; mais en plus, le cinéaste ouvre une réflexion
extra-personnelle sur l’art, l’artiste et la création, à partir
d’une émotion foncièrement intime et particulière. La lecture
de l’œuvre se fait alors sur deux plans différents, l’un révélateur
d’une particularité, l’autre point d’ancrage de la réflexion
généralisée, mais prenant leur racine à partir d’un même élément :
Pasolini.