Dans ce contexte dramatique et esthétique,
où la violence est transformée en vécu ordinaire, hors le
spectaculaire mais frôlant la banalisation, il est parfois
difficile, voire impossible, de faire la distinction entre
victimes et tueurs tellement ils se ressemblent physiquement
et se rapprochent sur le plan vestimentaire. Dans certaines
séquences, cette impression est augmentée par la position
de la caméra qui colle au dos des personnages et cache leurs
visages ou une partie de leurs visages. La mise en scène brouille
les pistes et efface les identités suggérant que les rôles
des tueurs et des victimes sont interchangeables. Le fait
que la caméra révèle parfois que les victimes sont conscientes
de leur mort crée des situations très bouleversantes. Une
des victimes, blessée par le meurtrier, cherche vainement
à s’échapper en rampant sur le sol avant d’être achevée. Mais
c’est essentiellement la composition des plans et leur durée
qui fait naître un sentiment de profond malaise. Dans la dernière
séquence, la caméra accompagne la victime pendant deux minutes
et vingt-cinq secondes avant qu’elle tombe brusquement, tuée
par une balle dans la tête. Ce dernier meurtre a lieu dans
un dépôt abandonné. Nous voyons d’abord deux hommes marchant
vers l’entreprise désaffectée où un troisième homme les attend.
Pendant que le premier s’en va, la caméra montre le deuxième,
le visage tourné vers un mur. À ce moment-là il est tué par
l’homme numéro trois. À la fin de la séquence, la caméra se
fige sur les tâches de sang et les morceaux de cerveau qui
ont été répandus sur le mur délabré. Dans cette dernière séquence,
on assiste à l’exécution d’un assassin par un autre assassin.
Le statut de la victime est encore une fois ébranlé au moment
où le tueur devient la victime de sa propre fonction. Sans
être mis hors-jeu, elle révèle la profonde ambiguïté d’un
univers peuplé d’assassins et de victimes. Les meurtres politiques
dont le spectateur devient le témoin suggèrent que les personnes
tuées, elles aussi, ne sont probablement pas complètement
innocentes mais succombent à des actes de vengeance et d’auto-justice.
Bien qu’il sous-entende cette constellation, le film de Clarke
n’en livre aucun commentaire ni aucune justification.
Elephant se compose de cent dix-sept plans répartis
sur dix-huit séquences dont chacune correspond à un meurtre.
Chaque séquence contient de trois à dix plans dont la moyenne
est cinq à huit plans. La plupart des séquences commencent
par un plan d’ensemble permettant de situer chaque action
: on y voit soit un meurtrier soit sa victime. Après que le
meurtre est commis, la caméra s’attarde sur le cadavre pendant
parfois plus de vingt secondes. Les représentations de chaque
acte meurtrier comprennent en général des plans rapprochés
des assassins, toujours montrés de profil, et des gros plans
de leurs armes qui s’enchaînent rapidement les uns aux autres
créant ainsi le sentiment d’un brouillon d’images. Parfois,
les images d’une victime qui s’écroule font partie de cette
succession de plans, ou encore, celles d’un cadavre sur lequel
l’arme est déchargé. Les personnes tuées sont cadrées dans
des positions diverses. Un des morts est montré à travers
la vitre latérale de sa voiture ; un autre s’est effondré
derrière un guichet. Chaque séquence se termine sur d’autres
plans généraux qui montrent le départ du meurtrier ou son
retour pour une dernière inspection du cadavre. Des objectifs
à grand angle, utilisés au début de chaque séquence, sont
aussi employés pour les prises de vue faites des cadavres.
Les actes meurtriers ont lieu aussi bien le jour que la nuit.
Dans les plans nocturnes, les bâtiments sont éclairés d’une
lumière bleue et blanche très brillante qui fait ressortir
les contours des immeubles et des objets et met l’accent sur
les contrastes ; les intérieurs sont dominés par une lumière
jaunâtre plus chaude. Si j’insiste sur de tels détails, c’est
parce que la méthode de Clarke, mettant l’accent sur la répétition,
semble nécessiter la description méticuleuse des éléments
esthétiques et visuels (4). Il en est de même pour le fond
sonore très élaboré qui renforce l’impact dramatique des images
et leur signification. Sur le plan acoustique, les prises
de vue succédant aux meurtres sont accompagnées par des bruits
d’ambiance. On entend des oiseaux chanter et un chien aboyer
; sur le terrain de football, on peut distinguer des voix
humaines à peine audibles provenant du hors-cadre. Le bruit
de la circulation est omniprésent et relie les plans les uns
aux autres. Ce choix sonore est un commentaire éloquent qui,
à son tour, imprègne les images de la mort de l’atmosphère
du quotidien. Encore plus que Contact, Elephant est
une juxtaposition de rencontres mortelles, d’épisodes violents
qui s’enchaînent telles les variations musicales sur un seul
thème qui est la mort.