La télévision impose la répétition qui,
elle-même, engendre la monotonie. À force d’être répétée,
la violence s’intègre dans l’expérience quotidienne et débouche
sur la banalisation. Les origines du « problème »
en Irlande du Nord se perdent dans un flux incessant d’images
afin de devenir floues et méconnaissables. L’Histoire et les
faits historiques cèdent à un sentiment d’une violence omniprésente
et interminable de cercle infernal. Contact et surtout
Elephant rappellent comment la télévision participe
à un discours social et idéologique sur la situation en Irlande
du Nord et comment elle influence son appréhension symbolique
et sa compréhension. Mettant en lumière les mécanismes abrutissants
de la télévision, ils forcent le spectateur à regarder de
très près, pour qu’il puisse saisir toutes les nuances et
les variations très fines investies par la mise en scène et
le jeu des acteurs. Dans Contact, il y a encore quelques
moments de tendresse, des gestes bien que minimes qui réussissent
à exprimer que les personnages sont encore vivants : le soulagement
qui éclaire le visage du commandant pour quelques instants
; cet autre moment où il demande à l’un des soldats s’il va
bien. Dans Elephant, la boucherie se transforme en
une structure géométrique d’une grande beauté plastique. Après
chaque meurtre, Clarke crée des plans savamment composés et
éclairés d’un espace fantasmagorique qui frôle l’abstraction.
La beauté et la mort sont complices. L’approche réaliste rencontre
un effort de stylisation évidente qui contrecarre les effets
du réalisme et souligne qu’il s’agit d’une oeuvre de fiction.
La dimension auto-réfléchissante que ces deux films et d’autres
films de Clarke affichent en rendant ouvertes les techniques
du cinéma crée en même temps une distance formelle par rapport
aux personnages. Le changement constant entre l’action et
l’inaction, l’attachement et le détachement a un effet troublant.
Il est renforcé par la caméra portée qui entraîne inévitablement
le regard, attachant le spectateur aux personnages et le contraignant
à les suivre du regard. Mettant l’accent sur l’action physique
et le mouvement, de sorte que le physique devient palpable,
Contact et Elephant créent un climat de forte
tension qui crève l’écran et s’empare du spectateur. Celui-ci
peut être infecté par l’ambiance d’angoisse et d’oppression
qui lui fait ressentir l’énergie des personnages, envahit
l’écran et se prolonge dans le hors-cadre. L’identification
est ici plutôt orientée vers la situation que vers les personnages.
Clarke dépeint la faille d’un système social et politique
à travers des états affectifs et visuels tangibles qui permettent
de saisir l’impact émotif de la violence en Irlande du Nord
(18). Dans Made in Britain ou dans Road, Clarke
saisit l’extraordinaire énergie des déshérités et leur humour
grinçant dans l’ambiance de la banalité et de la futilité.
L’humour noir infiltre Elephant qui présente l’apogée
de la dérision. Suivant les pensées de Bernard McLaverty,
Clarke dépeint comment on peut, au bout d’années, s’habituer
à la présence troublante du conflit inévitable et même se
réconcilier avec cette situation (19). En faisant ainsi, le
metteur en scène crée un climat davantage troublant qui fait
surgir la dimension psychosociale du conflit. Par l’immersion
de la monstruosité dans un quotidien où la violence est omniprésente,
Elephant rappelle notamment ce « théâtre noir de l’absurdité
» qui est parfois transformé en théâtre de la cruauté comme
l’évoque Brian McIlroy en parlant de ses expériences à Belfast
durant les années soixante-dix (20). Dans Elephant,
Clarke explore l’état mental et psychique en Irlande du Nord
de manière subtile en en faisant une lecture sous-jacente.
De même, en affichant les visions habituelles de la question
irlandaise, l’attitude auto-réfléchissante investie par Clarke
les examine afin de les mettre en question et de les dénoncer
comme Jennifer C. Cornell le souligne à juste titre. Elle
interprète le film comme un témoignage de l’insuffisance (21)
de la réponse générale faite à ce conflit. Elephant
confronte le spectateur avec sa propre position ambiguë située
quelque part entre le voyeurisme et l’indifférence. Ce qui
conduit à une introspection des spectateurs qui se découvrent
les consommateurs d’images d’un conflit réduit au format du
petit écran. Clarke ne livre aucune clef et ne propose aucune
solution. En provoquant le spectateur, il le force à se poser
des questions, et même à interroger ses opinions. Au moins,
il le met dans une position peu confortable (22). En montrant
comment les mobiles qui animent cette guerre se perdent dans
un cycle d’images de la violence sans fin, Contact
et Elephant matérialisent l’oubli, l’indifférence et
le refoulement qui inspirent la perception du conflit. De
cette façon, ils lui accordent une signification qui ne réduit
plus l’Irlande du Nord à un espace national isolé, tourmenté
et étrange, le terrain de l’autre par excellence, mais réintègre
les Troubles dans le contexte de la société britannique. Le
no man’s land déshumanisé se transforme en paysage-signe d’une
importance toute nouvelle (23).