LA RENCONTRE
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Dans la plupart des cas, ces regroupements
sont forcés, et le plus souvent, ils sont aussi passagers.
Une fois les circonstances qui les ont permis envolées, chacun
reprend son chemin solitaire, comme les chauffeurs de taxi
et leurs clients, une fois la course effectuée, comme Jack
et Zack, se séparant pour aller l’un à l’est et l’autre à
l’ouest, ou comme Willie qui retourne en Hongrie alors qu’Eva
reste en Amérique, parce qu’ils ne cherchent, par orgueil
ou vanité, qu’à se démarquer des autres, sans accepter de
voir ce qui les rapproche : une origine et une langue commune
- la Hongrie pour Eva et Willie, dont le vrai prénom, qu’il
refuse de porter maintenant qu’il est américain, est Belà
-, une situation - la description par montage parallèle des
événements identiques qui précèdent l’incarcération de Jack
et Zack, le racisme dont sont victimes l’aveugle et le chauffeur
de taxi noir -, un prénom - Helmut et Yo-Yo, ridicules tous
les deux, Jack et Zack -...
La possibilité de la rencontre anime, en fait, toute l’œuvre
de Jarmusch, même s’il est rare qu’elle aboutisse à une véritable
liaison, ou à une véritable compréhension entre deux êtres.
C’est dans cette possibilité même, qui implique la subsistance
d’un certaine attitude « rock », que se trouve la
vie.
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A ce titre, le tiers qui s’ajoute
à un duo déjà constitué mais qui ne s’entend pas a souvent
pour fonction de prolonger cette possibilité, comme Eddie,
qui demande sans cesse à Willie de laisser Eva les accompagner
quand ils sortent (Stranger than Paradise), ou Roberto,
qui voudrait que ses « amis » Jack et Zack restent
avec lui, et qui lui-même, parce qu’il n’a pas peur d’aller
vers l’autre a rencontré en Nicoletta la femme de sa vie
(Down by Law).
Mais ce qui arrive à Roberto est aussi rare, dans l’œuvre
de Jarmusch, que ce qui arrive au photographe avec la gamine
d’Alice dans les villes. Un même pessimisme imprègne
les premiers films de Wenders et ceux de Jarmusch, qui se
traduit par une similitude souvent constatée sur le plan
stylistique. Si nous poursuivons cette filiation, nous rencontrons
la figure d’Antonioni, sorte de père spirituel pour les
deux cinéastes (d’où l’ambiguïté de la relation entre l’Allemand
et l’Italien pour Par-delà les Nuages, puisqu’on
finit toujours par s’opposer à son père). Ce dernier film,
d’ailleurs, n’est pas sans rappeler Night on Earth,
car comme lui, il est composé de sketches qui forment une
étude graduée sur l’amour, du premier regard à la rupture,
pour ce qui est de l’amour humain, jusqu’à l’amour divin.
Le film de Jarmusch, quant à lui, consiste en une gradation
sur la rencontre, pour en constater l’échec : le sketch
qui se déroule à Los Angeles présente ce qui fait l’occasion
d’une rencontre - la découverte que l’autre présente un
intérêt pour soi - mais celle-ci n’a pas lieu, car cet intérêt
n’est pas réciproque; celui de New York va plus loin, puisque
par delà leurs différences, Helmut et Yo-Yo se trouvent
des points communs; A Paris, on découvre que grâce à l’autre,
on peut apprendre sur soi; mais à Rome, déjà, on étouffe
l’autre tant on veut se confier à lui; si bien qu’à Helsinki,
le monologue devient apitoiement : la rencontre est gâchée,
le client quitte le taxi, plus désespéré qu’il ne l’était
en entrant... N’est-ce pas toujours ainsi que cela se passe
? Ne sommes-nous pas tous comme ces chauffeurs de taxi,
dont la vie est faite de brefs moments en commun, toujours
passagers, et condamnés à repartir seuls, comme les clients
qu’ils laissent sur le bord de la route, tel Aki, assis
sur un trottoir, avec lequel le film s’achève ?