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Nous évoquions le monde du «
rock’n’roll » à propos des personnages de Jarmusch :
c’est l’une des formes modernes du romantisme, dans l’état
d’esprit et l’attitude qu’il implique (pour peu que, comme
Jarmusch, on le prenne au sérieux). Cette attitude se résume
à quelques traits saillants : les cigarettes, les chamailleries
d’adolescents attardés qui masquent leur angoisse devant le
temps qui passe, le dilettantisme qui confine parfois au dandysme
(le soin avec lequel Zack lustre ses chaussures, dans Down
by Law), la disposition à la solitude et à l’ennuie...
C’est elle que Jarmusch privilégie, et non pas tellement l’introspection
psychologique chère aux romantiques qui traduirait de façon
moins adaptée aux ressources du cinéma cet état d’esprit que
les images. On le ressent tout de même, cet état d’esprit
: une certaine morosité, voire une certaine mauvaise humeur,
qui rappelle le spleen de Baudelaire, comme chez Willie
dans Stranger than Paradise, Zack dans Down by Law,
ou Jun, qui ne sourit jamais, dans Mystery Train. Il
faut dire que, comme le dit Roberto à Zack quand il le rencontre,
« ce monde est triste et beau ». Triste, de manière
générale, lorsqu’on est seul et désœuvré dans un milieu désolé
; beau lorsque se produit une rencontre. Mais justement, cette
rencontre ne peut advenir que si les personnages sont en position
pour l’attendre, d’où leur attitude expectative, qui leur
confère une relation particulière au temps.
LE TEMPS
Parmi les thèmes chers aux romantiques,
il y a celui du passage du temps. « Oh, temps, suspends
ton vol » s’écriait Lamartine, pour toute une génération.
L’œuvre du cinéaste reprend, comme un écho, cette célèbre
plainte, pour en donner une version conforme à notre monde
moderne qui est celui de la productivité, de la rentabilité,
du travail. Or l’une des caractéristiques des personnages
de Jarmusch, c’est qu’ils ne travaillent pas, qu’ils sont
en Permanent Vacation. Soit qu’ils refusent de le faire,
comme Zack qui ne veut pas reprendre son ancien poste de D.
J. ( Down by Law ), ne comprenant pas ceux qui le font
(la discussion entre Willie et un ouvrier, dans Stranger
than Paradise), soit qu’on les en empêche (William Blake,
dont la place est prise, dans Dead Man). Au lieu de
ça, s’il leur faut gagner de l’argent pour vivre, ils jouent
aux cartes ou aux courses, comme Willie et Eddie dans Stranger
than Paradise. Attitude qui, là encore, témoigne d’un
refus de grandir, de la survivance chez ces « adolescents
attardés » fumeurs et chamailleurs d’un esprit « rock »
qui fait d’eux des éternels marginaux, mais qui est synonyme
de vie.
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Quant à ceux qui travaillent, comme
les chauffeurs de taxi de Night on Earth ou comme les
gardiens de nuit de l’hôtel de Mystery Train, ils choisissent
une activité qui n’est pas incompatible avec l’attitude des
inactifs : comme eux, leur vie est faite de temps morts, de
silence, de solitude, d’immobilité, d’ennui... Comme eux,
ils sont, paradoxalement, désœuvrés.
Ce sont ces moments de désœuvrement,
où il ne se passe rien, que montre Jarmusch, en de longs
plans séquences fixes, véritables blocs de durée insécables
séparés par des noirs qui accentuent leur épaisseur, dans
Stranger than Paradise ou dans Dead Man qui
fait d’ailleurs référence à ce film à plus d’un titre (pas
seulement par le retour au noir et blanc) : dans les deux
cas, on ne voit jamais les actions proprement dites (les
courses de chevaux où Willie et Eddie vont parier, par exemple)
mais les moments d’attente (Eva qui se morfond dans sa chambre,
William Blake et Cole Wilson qui traversent la forêt enneigée).
On attendra d’ailleurs en vain durant tout le western le
duel final (moment suprême de l’image-action), puisque quand
le tueur à gages rejoint William Blake, celui-ci est déjà
embarqué sur son canoë, en route vers l’au-delà.
Dead Man est d’ailleurs, quant à la question de la
représentation du temps chez Jarmusch, la synthèse de deux
tendances qui se sont succédé, et qui divisent son œuvre
en deux périodes.