Annuaire boutique
Librairie Lis-Voir
PriceMinister
Amazon
Fnac

     

 

 

 

 

 
Ruptures

  Struggle (c) D.R.
Les mouvements et trajets d’Ewa se déroulent rarement de manière harmonieuse jusqu’à leur terme, ils sont souvent interrompus, brisés et le rythme (d’existence) saccadé qui en découle donne une idée de l’épuisement du personnage, prématurément usée par sa vie. Aux « temps pleins » du travail (et leur rythme mécanique intensif) correspondent les « temps morts » de l’attente sur le bord de routes, de l’incertitude quotidienne (Où dormir ?, comment assurer la survie de la petite fille ?, etc), et de la peur. Au travail et à l’attente, s’ajoutent en effet la fuite – toujours présente à l’esprit d’Ewa comme un réflexe de survie. Deux (très beaux) plans longs tournés au steadycam viennent ainsi témoigner de cette violence de l’inquiétude en rompant le rythme du montage. Dans le premier, Ewa qui vient de terminer la cueillette des fraises s’enfonce dans la forêt d’un pas rapide qui suggère la fuite, tandis que sa fille qui ne comprend manifestement pas l’intérêt de la manœuvre car aucun danger n’est visible, s’amuse à freiner la progression. La durée de ce plan permet de transcender l’anecdote (du comportement de la petite fille) pour exprimer avec force toute l’angoisse du personnage d’Ewa, toujours prisonnière d’un mouvement qui la dépasse, rigide par inquiétude et douloureusement préoccupée. A mesure que la caméra recule devant les protagonistes, le plan se charge d’une tension croissante, opaque et captivante. Un second plan de fuite (cette fois ci plus réelle) met un terme à la première partie du film : tandis qu’Ewa et quelques autres travailleurs clandestins attendent au bord d’une route, une voiture s’arrête et propose du travail, il s’agit en fait de policiers…Cris, panique, la caméra reste sur Ewa qui s’enfuit en courant à travers le champ et la suit dans un plan magnifique jusqu’à ce qu’elle soit hors de danger et s’écroule, en larmes.

Ce qui est fascinant dans Struggle, c’est l’intuition sans failles de Ruth Mader qui parvient à construire dans chaque situation la durée juste telle que le plan prend alors un sens qui transcende toujours le constat sociologique. C’est essentiellement cette construction du temps – elle s’apparente réellement, pour reprendre l’expression de Tarkovski très valable en la circonstance, à de la « sculpture du temps » - qui confère au film sa force et son élégance. La succession des plans dans les séquences de cueillette des fraises ne donne ainsi aucunement l’impression d’une intention didactique, comme si la caméra, le regard porté sur les choses, étaient toujours à la « bonne distance », celle qui fait naître ensemble l’émotion et la pensée. Le montage participe grandement de cet équilibre et parvient à l’étendre comme par contamination progressive à l’ensemble du film créant ainsi un sentiment d’unité organique et rythmique qui remplace fort avantageusement les « béquilles » de la narration  classique . Ainsi le film assume son choix de « réinventer ce qui existe » plutôt que de croire naïvement qu’il est possible de le « re-produire » grâce aux codes surannés et surdéterminés du cinéma naturaliste. Ces codes ne seraient d’ailleurs d’aucune utilité ici, car la souffrance qui est au cœur du projet, si elle peut se montrer ne peut précisément pas se dire.