Les mouvements et trajets d’Ewa se déroulent
rarement de manière harmonieuse jusqu’à leur terme, ils sont
souvent interrompus, brisés et le rythme (d’existence) saccadé
qui en découle donne une idée de l’épuisement du personnage,
prématurément usée par sa vie. Aux « temps pleins »
du travail (et leur rythme mécanique intensif) correspondent
les « temps morts » de l’attente sur le bord de
routes, de l’incertitude quotidienne (Où dormir ?, comment
assurer la survie de la petite fille ?, etc), et de la
peur. Au travail et à l’attente, s’ajoutent en effet la fuite
– toujours présente à l’esprit d’Ewa comme un réflexe de survie.
Deux (très beaux) plans longs tournés au steadycam viennent
ainsi témoigner de cette violence de l’inquiétude en rompant
le rythme du montage. Dans le premier, Ewa qui vient de terminer
la cueillette des fraises s’enfonce dans la forêt d’un pas
rapide qui suggère la fuite, tandis que sa fille qui ne comprend
manifestement pas l’intérêt de la manœuvre car aucun danger
n’est visible, s’amuse à freiner la progression. La durée
de ce plan permet de transcender l’anecdote (du comportement
de la petite fille) pour exprimer avec force toute l’angoisse
du personnage d’Ewa, toujours prisonnière d’un mouvement qui
la dépasse, rigide par inquiétude et douloureusement préoccupée.
A mesure que la caméra recule devant les protagonistes, le
plan se charge d’une tension croissante, opaque et captivante.
Un second plan de fuite (cette fois ci plus réelle) met un
terme à la première partie du film : tandis qu’Ewa et
quelques autres travailleurs clandestins attendent au bord
d’une route, une voiture s’arrête et propose du travail, il
s’agit en fait de policiers…Cris, panique, la caméra reste
sur Ewa qui s’enfuit en courant à travers le champ et la suit
dans un plan magnifique jusqu’à ce qu’elle soit hors de danger
et s’écroule, en larmes.
Ce qui est fascinant dans Struggle, c’est l’intuition
sans failles de Ruth Mader qui parvient à construire dans
chaque situation la durée juste telle que le plan prend alors
un sens qui transcende toujours le constat sociologique. C’est
essentiellement cette construction du temps – elle s’apparente
réellement, pour reprendre l’expression de Tarkovski très
valable en la circonstance, à de la « sculpture du
temps » - qui confère au film sa force et son élégance.
La succession des plans dans les séquences de cueillette des
fraises ne donne ainsi aucunement l’impression d’une intention
didactique, comme si la caméra, le regard porté sur les choses,
étaient toujours à la « bonne distance », celle
qui fait naître ensemble l’émotion et la pensée. Le
montage participe grandement de cet équilibre et parvient
à l’étendre comme par contamination progressive à l’ensemble
du film créant ainsi un sentiment d’unité organique et rythmique
qui remplace fort avantageusement les « béquilles »
de la narration classique . Ainsi le film assume
son choix de « réinventer ce qui existe » plutôt
que de croire naïvement qu’il est possible de le « re-produire »
grâce aux codes surannés et surdéterminés du cinéma naturaliste.
Ces codes ne seraient d’ailleurs d’aucune utilité ici, car
la souffrance qui est au cœur du projet, si elle peut se montrer
ne peut précisément pas se dire.