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Silences

Struggle (c) D.R.
L’unité rythmique si particulière qui fait percevoir le film comme un seul et même mouvement ou trajet est exaucée par un travail très subtil sur la bande sonore. Les personnages de Struggle parlent peu ou pas - la situation ne le leur permet pas - mais leur temps est rythmé par les bruits d’un monde matériel mécanique et envahissant. Une grande boucle sonore permet de relier Ewa et Marold : elle débute avec les claquements secs de la chaîne mécanique d’abattage des poulets et se conclut avec le sinistre grincement de la potence automatisée (!) du bourreau. Entre les deux, tout une gamme de couleurs sonores se déploie depuis les bruits de pas, claquement de porte, vrombissement de moteur jusqu’aux couinements de l’astiquage des bronzes, frottements contre le carrelage des piscines sans oublier les autoradios, sources d’éphémères plaisirs. Tous ces sons omniprésents finissent par nous être si familiers qu’ils nous font oublier que si on les entend si bien, c’est qu’aucun son humain ne vient les troubler – c’est de cet assourdissant silence des hommes que naît un fort sentiment d’oppression .

Struggle repose en effet sur un étrange et discret paradoxe : c’est un film où le dialogue au sens strict n’existe pas. Si l’on croise bien des paroles, il s’agit immanquablement de monologues et non d’échanges : le discours de l’homme du bus au début énonce le règlement de la cueillette et les tarifs, il ne s’adresse à personne en particulier. Lorsque les patrons en recherche de main d’œuvre s’arrêtent sur le bord de la route, ils énoncent un prix et attendent que les clandestins intéressés s’avancent : « es-tu prête à travailler pour trente euros par jour ? », la question s’adresse à n’importe qui, celle ou celui qui voudra bien hocher de la tête. Les  patrons qui l’emploient se gardent bien d’adresser la parole à Ewa pendant les trajets. Comme dans le bus, pour tromper la solitude, elle préfère regarder défiler le paysage opulent mais triste des  banlieues résidentielles. Lorsque Marold parle avec sa fille, il ne s’agit pas non plus d’un dialogue, ils ne parlent pas ensemble mais seulement chacun à leur tour. Le parangon de ce type de parole faussée et impersonnelle est celui que Marold écoute distraitement dans une chambre d’hôtel après la scène du peep-show où il a vu Ewa : une voix chaude et emphatique énonce un discours frauduleux pour vanter des croisières touristiques. Cette voix incarne exactement ce que Deleuze évoque dans ces derniers écrits sous le nom de “ contrôle social technique ” exercé dans les sociétés capitalistes : un discours programmatique duquel toute trace d’alterité a disparu. Un discours de propagande. Dans le monde de Struggle, l’échange marchand a tué tout autre forme d’échange y compris le commerce amoureux, cette réminiscence d’un autre âge – on ne verra pas la rencontre entre Ewa et Marold mais on les retrouvera formant une sorte de couple « fonctionnel », un couple de consommateurs. Dans ce type d’organisation sociale, il n’y a plus de parole possible, et chacun – à l’instar de la mère de Marold - attend la mort en silence.