La relation du spectateur
à Louise ainsi en quelques gestes – ajustement du rétroviseur
sur le personnage à l’arrière, mouvement raide de ce dernier
qui révèle sa qualité de cadavre –, et définitivement par un
changement radical du rapport de la caméra au personnage à la
fin de la scène : du plan très rapproché initial, on est passé
à un plan d’ensemble ; la caméra, après un travelling accompagnant
la mise à l’eau du cadavre, cesse de suivre Louise, change d’angle,
s’immobilise et nous la donne à voir depuis l’étang. Nous en
savons assez pour rester du côté de la véritable victime et
laisser son bourreau s’éloigner.
Christiane
La première rencontre avec Christiane, dans
sa chambre, est l’occasion de livrer au spectateur la part manquante
de l’histoire, de présenter les personnages, leur caractère,
leurs motivations. Là encore, des thèmes récurrents du cinéma
sont convoqués : un scientifique, un médecin, a engendré une
créature – c’est le père de Christiane, qu’elle tient pour responsable
de son accident –, l’isole [3] – il la fait passer pour morte
– et tel un Pygmalion désire lui redonner vie en lui restituant
un visage parfait, avec l’obsession d’élever sa science au rang
d’art, de faire de Christiane son œuvre ultime. D’ailleurs,
dans cette scène de la chambre, un plan réunit des instruments
de musique, un tableau, une photo et elle-même, la qualifiant
clairement comme une œuvre parmi d’autres, à l’allure de statue,
mais une statue en mouvement.
Franju retarde longtemps l’apparition de Christiane, en particulier
le moment de la révélation de l’horreur de son visage. La caméra
la filme d’abord de dos, alors que le spectateur la sait sans
masque, et lorsque le point de vue change enfin, c’est pour
nous dévoiler sa face masquée. Plus tard, le visage sera lui-même
« démasqué ». Franju aborde une question fondamentale
rencontrée par de nombreux cinéastes : est-il plus terrifiant
de montrer ou de ne pas montrer ? Ici, il s’agit de questionner
le siège même de la peur ou de l’horreur. Le masque de Christiane,
lisse, inexpressif, alors que le visage est le lieu même de
l’expression des sentiments, n’est-il pas plus terrifiant que
la vision même du visage défiguré [4] ?
Dans le même ordre d’idée, Alfred Hitchcock
a proposé les deux options montrer/ne pas montrer l’horreur.
Une même image en l’espèce d’un visage énucléé a notamment
circulé entre deux de ses films : Jeune et innocent
(1937) et Les Oiseaux (1963). Dans une scène de Jeune
et innocent, l’image est manquante, elle n’est pas montrée
mais le spectateur la devine : les yeux d’une jeune femme
retrouvée morte sur une plage ont manifestement été dévorés
par des mouettes. À la place de cette image, le regard des
deux jeunes filles qui découvrent le cadavre et un gros plan
en insert de mouettes dont le cri strident remplace celui
des jeunes filles. Dans Les Oiseaux, où des mouettes
et des corbeaux attaquent une ville et ses habitants, une
femme découvre le cadavre de son voisin chez lui, un trou
noir en lieu et place des yeux dévorés, trouvant lui aussi
un écho dans un cri sans son, resté au fond de la gorge béante
de la femme. Une même volonté donc de traiter l’horreur et
de filmer la peur, réglée par deux options de mise en scène
à vingt-cinq ans d’intervalle.