--- 20h45 ---
Je retrouve la réalisatrice Chantal Briet à
l’accueil des invités, au milieu des valises des nouveaux
arrivants. Elle va présenter son dernier documentaire,
un printemps à la source, tourné à
Epinay-sur Seine dans un grand ensemble : C’est sur ce
film que s’est arrêté le choix de la famille
Brumeleux… Heureuse de la proposition des Etats Généraux,
elle espère que son film, qui prend place dans une
petite épicerie de cité, permettra de tisser
des parallèles avec la situation somme toute assez
proche de la vie de village. Elle a ramené spécialement
une K7 du film, n’étant pas certaine que les organisateurs
en aient une (une intuition lumineuse, d’ailleurs !).
Je la sens un peu anxieuse malgré son affabilité,
tout comme je le suis pour des raisons différentes.
Avec un peu de retard, Gales Montcomble arrive et nous conduit
à la voiture. Le temps de déplacer le cric qui
obstrue la banquette et de trouver la marche arrière
sur cette Ford fiesta empruntée, et nous partons.
Là-bas, tout est déjà installé,
l’écran, les chaises, Serge Vincent et son assistant
étant là-bas depuis 20h. On n’attend plus que
les invités, et la réalisatrice. Sur le trajet,
Gales Montcomble jubile : il y aura du monde ( " j’ai
installé 40 chaises ! "), la famille
est très sympathique, et il fait très beau,
même si on craint un peu de vent. Et, plus important
encore : des lussassois sont attendus. On pourrait presque
penser, à entendre Gales Moncomble, que les lussassois
" d’origine " sont comme des joyaux précieux
et convoités, eux qui sont somme toute peu à
assister aux projections des Etats Généraux.
En arrivant au petit village où habite les Brumeleux,
Gales nous fait remarquer les panneaux blancs parsemés
le long de la route, indiquant la voie vers le " cinéma "
(dixit le panneau). " On se croirait aux
Etats Généraux " rigole Gales
Montcomble. Un dernier virage en épingle à cheveux,
et nous arrivons au dernier panneau, qui orne une petite route
empierrée bifurquant de la voie principale.
La nuit tombe lorsque nous arrivons. La maison aux lignes
hardies se niche en surplomb d’un vaste terrain encore grandi
par l’obscurité naissante. Ses habitants sont lussassois
depuis peu : ils font partie de la vague de renouvellement
de population que connaît la commune depuis quelques
années, attiré par les douces conditions de
vie ardéchoises. La maîtresse de maison, Marie-Laure,
nous accueille, un peu anxieuse car il manque encore du monde.
Un peu en retrait, son mari nous salue également et
nous invite à nous débarrasser.
Les chaises sont soigneusement disposées en arc autour
de l’écran, tendu aux pieds d’un noisetier. Il y a
du vent, et la toile blanche oscille doucement. La lune est
presque pleine. Au cours des essais vidéo, les premières
images du film apparaissent : un homme torse nu, massé
par un vieil homme noir aux allures de sage, sur fond de rythmique
de djembé. Un travelling sur des façades aveugles,
le béton gris lacéré de graffitis… L’absolue
altérité de ces images avec la nature qui nous
environne étonne, subjugue : c’est " l’effet
Lussas ", dans toute son intégrité.
Je me tiens un peu à l’écart, et discute avec
une jeune femme elle aussi en " extra ",
qui ne sait timidement " pas trop ou se mettre ",
elle non plus. Il y a quelque chose à préserver
d’intime et de fragile, nous le sentons tous les deux, que
notre regard d’invités surprise pourrait perturber.
Des enfants gigotent et se chahutent sur les chaises du premier
rang. Lentement, quelques hommes et femmes âgées
arrivent avec leurs chaises, n’étant pas sûrs
" qu’il y en aurait pour tout le monde ".
" Ce sont des lussassois " me glisse
Régis Vincent sur le ton de la confidence, tandis qu’il
tire un dernier câble. Les invités arrivent peu
à peu, s’installent.
Beaucoup de couples, la quarantaine : un public studieux
et de toute évidence cossu. Je reconnais parmi eux
quelques spectateurs aperçus aux séances des
Etats Généraux, rares cependant. La nuit est
tout à fait tombée, elle sera fraîche
et un peu venteuse.
Régis Vincent s’avance et ouvre la séance, en
invitant la réalisatrice à venir présenter
son film. Lors de notre conversation, Régis Vincent
m’avait dit que l’une des questions les plus fréquemment
posées par le public rural de ces projections, souvent
agriculteur et dur à la tâche, était " de
quoi ça vit, un réalisateur ? ".
Comme pour répondre par avance à cette question,
Chantal Briet plante le contexte du tournage : alors
animatrice d’atelier de réalisation audiovisuelle à
Epinay, c’est le théâtre de la ville qui lui
soumet le projet le projet de travailler sur " l’Utopie ".
Au cours de ses recherches de " personnages "
susceptibles d’incarner la notion, elle rencontre Ali l’épicier,
dont l’échoppe constitue le " cœur "
d’une cité désertée. Avant que le film
ne commence, la réalisatrice suggère les équivalences
possibles entre les " villages ", de cité
ou de campagne : c’est l’occasion pour Chantal Briet
de renouveler l’expression du plaisir ressenti à le
voir présenter ainsi, au plus proche d’un public rural
possiblement concerné par cette histoire. Sous des
applaudissements un peu engourdis par le froid naissant, Chantal
Briet laisse place au film. Le djembé retentit à
nouveau, et l’image quasi mystique du massage refait son apparition,
captivant son public par son étrangeté en ce
lieu.
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