La démarche d’écriture
est la même pour les deux hommes, mais se traduit différemment :
Chacun se trouve devant une feuille de papier, sauf que celle
du musicien contient des portées, et chacun écrit
dans le langage de son art. Ensuite ce qui a été
couché sur papier prend vie, par la mise en scène
pour Luc Besson, par l’orchestration pour Eric Serra. La complicité
qui unie les deux hommes leur permet de travailler de façon
unique et complémentaire. En fait, cette relation de
complémentarité et d’interdépendance
s’établit entre deux modes d’expression différents,
dans laquelle Besson incarne les yeux, et Serra les oreilles.
Et cette relation contribue, en tant que solution, à
aboutir à l’unité de l’œuvre.
L’œuvre de Luc Besson est celle d’un homme intègre.
C’est un travail continu, savant dosage entre l’architecture
et la chimie… Le réalisateur construit et dose, à
partir d’un point de départ des plus parfaits :
un monde où rien n’est donné. Il crée,
il bâtit, il progresse. Il humanise des extraterrestres,
comme ce dauphin né homme par erreur (Jacques Mayol
dans Le Grand bleu), ce requin "nettoyeur "
oublié par la société (Victor chez Nikita).
Mais, les jugeant décidément trop inaptes à
la vie terrestre, il les renvoie finalement à leur
abysse natal. Alors forcément, Léon y retourne,
comme les autres. Sauf qu’entre temps, lui, enfin, est tombé
amoureux de ce monde humain. Celui d’une petite souris aux
yeux immenses, celui de Mathilda. Ce sera également
le cas de cet être suprême venu d’une autre planète
et qui comprend pourtant si bien les humains, Leeloo, dans
Le Cinquième élément.
Léon trouve ainsi, dans
un certain rapport aux précédents films du réalisateur,
son unité, bien que sa structure interne s’y attelle,
d’une autre façon. Cela dit, il est impossible de séparer
ses films les uns des autres, puisqu’il acquiert chaque fois
une maîtrise supérieure. Il construit absolument
ses œuvres, de la première ligne du scénario
au générique de fin. Et ce n’est sûrement
pas un hasard si depuis le début de sa carrière
il demande à chaque fois à Eric Serra de composer
la musique de ses films. Cela lui permet de dévoiler
davantage le dosage qu’il entretient entre la logique et l’émotion.
Autrement dit, Besson assume toutes les conséquences
de son point de départ en les rendant émotionellement
fortes, notamment grâce à la musique. " Le
plus robuste des granits devant la plus fragile des fleurs. "
Voilà résumé en une phrase le schéma
de départ du scénario de Léon. Chronologiquement,
Léon est le cousin de Victor, ce "nettoyeur "
cinglé qui dissout les cadavres à l’acide chez
Nikita. Victor est crédible car il n’a que dix
minutes de vie, Léon a besoin d’autre chose. Ce mort-vivant
doit dévoiler son humanité, mais il ne peut
pas le faire tout seul. Une composition musicale adaptée
à ce personnage qui vit maintenant presque deux heures
et un touchant petit être, Mathilda, vont alors l’y
aider. Seule rescapée du massacre de sa famille, elle
fait petit à petit son nid chez Léon. Et Besson
détecte alors cette "équation magique " :
" Il vit mais il est mort. Elle devrait mourir mais
elle survit. Elle lui amène la vie. En acceptant, il
accepte sa mort. Mourir pour donner la vie. Géométrique
et cellulaire. "
Logique et émotion ressortent immédiatement
de cet énoncé. Besson vient de résoudre
son premier problème, et par là-même de
donner un souffle à son œuvre. Léon s’appuie
sur des éléments secondaires et une relation
d’interdépendance se crée avec eux. Ces composantes
ont une excellente raison d’être partie intégrante
de l’univers du film, dans leurs propres proportions. Et chez
Léon, elles s’incarnent dans une plante, un jeu, un
parc… Chacune d’elles semble avoir une vie indépendante :
fausse piste. Car si elles peuvent n’apparaître que
comme des détails, elles prennent finalement toute
leur résonance, leur acoustique, leur sonorité
dans la synergie à laquelle elles concourent. Pendant
tout le film, la musique les réunis, elle est cette
sorte de "colle " qui assemble des morceaux
a priori disparates. Cela est possible parce qu’elle est tantôt
dédiée à un personnage, tantôt
support de l’action, parce qu’elle change de formes et de
rythmes, parce qu’elle est malléable et adaptable.
Besson s’appuie sur tous ces effets libres et séparés
en surface, mais qui convergent à la fin du film dans
la même émotion. C’est sans doute ce qui procure
le sentiment que rien n’est gratuit dans la façon dont
il termine Léon. L’histoire existe en elle-même,
dans son univers cinématographique, indépendamment
du monde extérieur. La fin ne détonne pas du
reste, dans la mesure où elle prend place à
l’intérieur de cet univers, logiquement et émotionellement
proportionné. La musique, omniprésente et très
forte à la fin, n’est qu’amplificatrice de cet univers
et de l’impasse dans laquelle se trouve le héros.