Cet univers, et plus généralement
cette œuvre, ont en fait imposé des exigences auxquelles
le réalisateur a été chargé de
répondre. C’est une des raisons pour lesquelles le
choix des acteurs est pour Luc Besson de toute première
importance. Il a, pour Léon, quatre personnages
piliers dont il est indispensable que le jeu soit différent,
mais proportionnellement équilibré. Ils doivent
rester dans leurs propres nuances, leurs propres couleurs,
leurs propres teintes, et dans celles du film. " Jamais
un protagoniste, même secondaire, n’est venu sur son
écran sans que le réalisateur ait organisé
pour lui un véritable rituel d’apparition, auquel concourent
la préparation pour le scénario (arrivée
annoncée ou effet de surprise), le cadrage, la musique,
le montage. ", comme l’a très justement écrit
le critique Jean-Michel Frodon. Ces composantes ne font jamais
pléonasme, elles sont simplement complémentaires.
Ainsi, après avoir montré les visages de Tony
et Léon, Luc Besson choisit de filmer, en guise d’ouverture,
les pieds de Mathilda et de Stansfield. Ici, l’autre point
commun, c’est la musique. Pour Mathilda, elle est douce, limite
berçante, enfantine avec l’utilisation du xylophone
et d’une simple guitare sèche. Elle reflète
tout simplement ce petit bout de femme, calme et délicieux,
arrivé là par surprise. Son entrée tranche
radicalement avec les scènes précédentes,
dans lesquelles Léon fait de la " charcuterie
fine ". La musique établit le lien entre
les deux séquences, mais en passant d’une extrême
à l’autre. C’est là une des possibilités
de la musique, permettant à elle seule de raccorder
deux séquences, et de changer la perception du spectateur
sur le film ou les personnages. Ici, simplement grâce
à la musique, le ton de la séquence suivante
est donné et influe le spectateur sur la façon
d’appréhender les images qui lui arrivent. Il sait,
par cette mélodie enfantine, qu’il n’y a pas de danger,
que le calme est revenu après la "tempête
Léon ". Cette mélodie guide d’ailleurs
la caméra, qui remonte lentement jusqu’au visage de
Mathilda. Par contre, une des scènes de Nikita
montre le contraire. Ainsi, pour la scène tournée
à Venise, un morceau "façon "
Mozart a été introduit, pour le clin d’œil.
Tout à coup, Nikita est heureuse, il fait beau, elle
est à Venise avec son amoureux… La musique accompagne
vraiment ce sentiment. Le même plan d’introduction à
Venise avec une musique qui fait "boum ! Boum ! "
et on se demande immédiatement ce qui va se passer.
Alors que la musique légère tranquillise tout
le monde et c’est le but de Besson, puisqu’on ne doit pas
se douter du piège. C’est pour le réalisateur
une manière de se dégager de l’univers sonore
du film pour emmener le spectateur là où il
a envie…
Mais déjà, voilà
que Stansfield se présente. L’apparition de cet être
méchamment cinglé est mise en scène d’une
façon absolument impitoyable. Rien à voir avec
Mathilda, Besson joue sur les contrastes. Ici, les présentations
se font par personnes interposées, juste histoire de
donner plus d’ampleur au personnage. Stansfield est de dos,
absorbé dans sa musique. Petit détail qui a
son importance, puisque cette musique – du Beethoven, on le
saura plus tard – fait partie intégrante du personnage.
Stansfield ne se retournera qu’après avoir laissé
planer ce qu’il faut d’attente et d’imagination. Apparaîtra
alors dans toute sa splendeur cette "espèce de
divinité de la violence délirante ",
à laquelle la musique qu’il écoute contribue.
Et d’ailleurs, elle est en parallèle avec celle qui
accompagne les cinglés d’Orange Mécanique
de Stanley Kubrick : même compositeur, Beethoven,
même combat, la violence.
C’est ce qui donne l’impression que toutes les nuances des
personnages ne sont pas rendues par la musique d’Eric Serra,
montrant ainsi bien qu’elle soutienne le film et sa mise en
scène, laissant à cette-dernière le soin
de mettre en valeur certains éléments qui se
suffisent à eux-mêmes. Les personnages de Mathilda
et de Stansfield sont assez égaux dans leur comportement.
C’est sans doute la raison pour laquelle Besson les a présentés
de manière similaire. Ils entrent en fait dans un système
manichéen, où, schématiquement, Mathilda
incarne le bien et Stansfield le mal. Mathilda est joyeuse
et débordante de vie. Elle est toute l’innocence et
la magie des enfants. Quant à Stansfield, il est définitivement
taré. Si Serra caractérise musicalement Mathilda,
comme on l’a vu plus haut, il n’en va pas de même pour
Stansfield dont l’expression est beaucoup plus visuelle. Son
visage est très expressif et son jeu semblerait suffire
à faire passer les informations nécessaires
sans qu’un thème musical de Serra ne les rehausse.