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Par opposition, un feuilleton respecte
une certaine chronologie et tire même de cette règle
de base sa force et son originalité, en exploitant
dans le meilleur des cas les temps morts, les hiatus qui
affaibliraient la narration des séries, outrageusement
majoritaires dans le paysage télévisuel contemporain,
si l'on excepte les imbuvables soaps, dont il faut
bien reconnaître qu'une malencontreuse inversion d'épisodes
ne porterait guère à préjudices
Dans la plus pure tradition des feuilletonistes du XIXe
siècle, qui faisaient paraître leurs romans
par fragments dans les quotidiens, les feuilletons télévisés
mettent l'accent sur la durée, sur un récit
au long cours égrené progressivement. Par
conséquent, chacun des épisodes successifs
n'est plus condamné à rétablir coûte
que coûte un certain équilibre final pour permettre
aux héros de poursuivre envers et contre tout leurs
aventures la semaine suivante, mais peut au contraire intégrer
à la narration l'évolution et la progression
de leurs personnages vers une issue que l'on ne peut le
plus souvent subodorer le moins du monde. Nous verrons que
ce sont précisément ces qualités inhérentes
au genre que mit en avant David pour justifier son retour
à la télévision à l'occasion
de Mulholland Drive.
En 1993, David avait réalisé,
pour la chaîne du câble Home Box Office, Tricks
et Blackout, deux des trois épisodes de la
série Hotel Room, écrits par Barry
Gifford (le troisième épisode, intitulé
Getting Rid of Robert, fut écrit par Jay McInerney
et mis en scène par James Signorelli). Hotel Room
était basé sur un concept que reprit littéralement
Quentin Tarantino dans le scénario de Four Rooms,
réalisé par Roberto Rodriguez : les épisodes
développaient chacun une histoire totalement indépendante
mais respectaient une unité de lieu, puisqu'ils se
déroulaient tous dans la chambre 603 du Railroad
Hotel de New-York. Par ailleurs, les personnages impliqués
étaient à chaque fois différents, à
l'exception toutefois du groom et de la femme de chambre
de l'hôtel qui, en dépit des changements importants
d'époque d'un épisode à l'autre, ne
paraissaient pas subir le moins du monde le poids des années,
à l'instar des employés de l'Hôtel Overlook
de The Shining. Malgré ce concept initial
séduisant et des résultats d'audience satisfaisants,
la network américaine H.B.O. renonça à
lancer la mise en chantier d'autres épisodes, au
grand regret de David. Cet échec vint renforcer l'amertume
de David envers le monde de la télévision :
la chaîne ABC avait déjà prématurément
mis un terme à Twin Peaks en 1991 à
l'issue de sa seconde saison, et avait surtout annulé
sans tergiverser la diffusion de On the Air au bout
du troisième épisode en 1992, alors que sept
épisodes avaient déjà été
réalisés. Cette série burlesque centrée
sur le monde de la télévision balbutiante
à la fin des années 50 n'avait pas rencontré
le succès escompté auprès du public
: le pilote, réalisé et écrit par David
(avec la collaboration de Mark Frost) figure pourtant parmi
ses uvres les moins connues et les plus sous-estimées,
démontrant sa capacité à créer
une atmosphère burlesque dignes des plus grands slapsticks
de l'époque du muet.
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Ces contrariétés successives
justifient que, suite à l'échec de Hotel
Room, David ait rageusement peint en noir la sentence
" I'M THROUGH WITH TV " (8)
en lettres capitales sur un panneau en contre-plaqué,
déterminé à ne plus jamais se laisser
tenter par une telle aventure. Près de cinq ans plus
tard, il fallut donc que David trouve face à lui,
en la personne de Tony Krantz, un interlocuteur suffisamment
persuasif et résolu pour se laisser convaincre de
faire volte-face et de revenir sur sa décision initiale.
Krantz fut longtemps son agent à la Creative Artist
Agency et cette relation privilégiée qu'il
a entretenue avec lui durant de nombreuses années
explique qu'il ait su trouver les arguments susceptibles
de provoquer le retour de David à ce média.
En 1988, c'est déjà Tony Krantz qui avait
eu la riche idée de réunir David Lynch et
Mark Frost afin qu'ils donnent naissance à un projet
commun, Twin Peaks. Cette fois-ci, en 1998, ce n'est
plus dans le cadre de la Creative Artist Agency
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que Krantz contacta David pour l'inciter à imaginer
un nouveau feuilleton télévisé. Il
avait en effet créé entre temps la société
de production Imagine Television en compagnie du producteur
Brian Grazer et du réalisateur Ron Howard, qui avaient
collaboré à la réalisation de Apollo
13 et de Ed TV.