Lorsque Krantz suggéra durant l'été
1998 à David de songer à l'élaboration
d'un nouveau feuilleton, The Straight Story était
en pleine phase de pré-production : il venait
à peine de donner son accord pour la mise en scène
du scénario que Mary Sweeney et Jay Roach lui avaient
remis à la fin du mois de juin. C'est par conséquent
durant une intense période de création cinématographique
qu'il accepta de rempiler dans le monde de la télévision
pour y retenter sa chance, de nouveau attiré par
les mêmes arguments qui l'avaient incité à
concevoir Twin Peaks : " A la télé,
l'image est mauvaise, le son est mauvais, et les programmes
sont sans cesse entrecoupés de publicités.
Le seul élément positif réside dans
les feuilletons, même si à présent,
les chaînes rechignent à en mettre en uvre :
ils ont trop réalisé de sondages d'opinion(10).
Je me suis laissé persuader de revenir à cause
du profond plaisir que j'éprouve à raconter
une histoire à l'infini, où vous plongez de
plus en plus profondément dans un monde jusqu'à
vous y perdre totalement.(11)
[ ] Tony [Krantz] savait que je n'ai jamais aimé
mener mes scénarios de films vers une conclusion
forcée en cours de route. Dans un feuilleton, on
peut sans arrêt introduire de nouvelles intrigues
et en poursuivre d'autres, tout en continuant sans cesse
de développer l'histoire .(12)
" David n'était pourtant pas sans savoir qu'ABC
ne lui donnerait pas une totale carte blanche et qu'il ne
pourrait pas donner libre cours à tous ses désirs :
sinon une pression de la chaîne dix ans auparavant,
nous en serions toujours à nous ronger les sangs
pour essayer de déterminer qui était l'assassin
de Laura Palmer, puisque David souhaitait à l'époque
remettre sans cesse à plus tard cette révélation
qui lui permettait de conserver l'attention du public tout
en concoctant des intrigues annexes. " Bien
sûr, on tire des leçons de son passé,
admit-il, conscient que les règles seraient différentes
cette fois-là, mais parfois, c'est plus fort que
vous : semblable à un chien qui aime le chocolat
bien qu'en manger le rende malade, vous dévalez la
rue, vous sentez monter les effluves de cette chocolaterie
et là, plus rien ne pourra vous empêcher d'y
entrer. Vous ignorez alors tous les mauvais souvenirs passés,
euphorique à la simple idée d'y retourner. "
(13)
Comme la société Touchstone Television, filiale
de Disney, avait collaboré avec Imagine Television
sur plusieurs projets, dont la série Felicity,
c'est tout naturellement que David et Tony Krantz expliquèrent
ensemble le concept de Mulholland Drive aux dirigeants
de ABC, puisque Disney est un véritable conglomérat
tentaculaire qui possède également la chaîne
où David avait effectué son baptême
du feu télévisuel. Durant cette rencontre,
en août 1998 (14)
, David présenta sommairement l'argument de son feuilleton :
cette pratique, appelée pitch aux Etats-Unis
(15),
est largement répandue non seulement dans le monde
de la télévision mais aussi dans celui du
cinéma, où il n'est pas rare que des scénaristes
se voient offrir des ponts d'or pour avoir résumé
en quelques mots l'ossature de leur futur script. Le concept
est le miroir aux alouettes hollywoodien par excellence,
une formule magique après laquelle court tout producteur
en mal d'histoires originales. Pour appâter notamment
Jamie Tarses, Président de ABC, ou Steve Tao, directeur
du département fiction de la chaîne, David
se contenta d'une brève amorce en évoquant
simplement ce qui allait devenir la première séquence
du pilote et du long métrage. " C'était
la meilleure accroche qu'on puisse imaginer, de celles qui
vous clouent à votre fauteuil, expliqua Jamie
Tarses. Je me souviens de cette scène qui donnait
la chair de poule, où une femme est impliquée
dans un horrible, si horrible carambolage. David nous alléchait
en indiquant que des gens la poursuivaient. Cette femme
n'avait pas simplement des problèmes, elle était
l'incarnation même de ces problèmes. Evidemment,
nous avons demandé ce qui se passait après.
Et David a répondu : " Il va d'abord
vous falloir acheter ce pitch si vous voulez que
je vous raconte la suite." " (16)Sans demander leur reste, les dirigeants
d'ABC s'exécutèrent, donnant ainsi leur feu
vert pour passer à l'écriture du pilote du
feuilleton.
Dans le monde de la création télévisuelle
américaine, chaque étape du processus est
dûment codifiée et obéit à un
certain nombre de règles strictes. Si l'écriture
d'un pilote est un procédé que les télévisions
françaises adoptent progressivement, il s'agit Outre-Atlantique
d'une vénérable institution à laquelle
nul scénariste ne songerait à déroger.
Le pilote est la clef de voûte d'une série,
une pièce maîtresse qui définit à
la fois les personnages, le contexte d'une intrigue et l'atmosphère
dans laquelle les spectateurs seront plongés des
semaines durant : fonctionnant par conséquent comme
un préambule destiné à capter l'attention
du public en quelques séquences, un pilote doit également
disséminer un certain nombre de pistes qu'exploiteront
les autres épisodes de la série. " Dans
un pilote, beaucoup de choses sont amorcées sans
être conclues, commente David. Vous ouvrez
ainsi des pistes que vous pouvez prolonger dans un feuilleton,
et c'est ce qui est merveilleux. Une histoire par épisodes
peut receler tant de promesses et, vous savez, vous pouvez
aller partout en la suivant. C'est précisément
la nature d'un pilote que d'être sans fin.(17)
Un pilote dispose d'une conclusion ouverte. Quand il s'achève,
chacun des fils de sa trame s'échappe vers l'infini,
ce qui est magnifique selon moi. Un pilote est semblable
à un corps dépourvu de tête. "
(18)Cette dernière métaphore,
même si elle renvoie à notre pauvre vache décapitée
ainsi qu'au titre et à une séquence de son
premier long métrage, n'est certes pas l'image poétique
la plus susceptible de nous faire saisir les vertus magiques
d'un pilote, mais elle souligne l'attraction particulière
qu'exerce ce mode de création sur David, toujours
davantage inspiré que freiné par les différentes
contraintes inhérentes à un type de projet.