[Une fois qu'elles
se sont manifestées à moi], j'ai immédiatement
couché ces idées sur le papier, car il y a de
quoi se suicider si on oublie quelque chose de ce genre. Il
est essentiel de les rédiger d'une certaine façon,
de telle sorte que ces notes redonnent naissance aux idées
à chaque fois. Peu de temps après, j'ai mis
au point la manière de refaçonner le scénario
en le restructurant et en y ajoutant des éléments.(39)"Une fois achevée
l'écriture des séquences supplémentaires
qui viendraient compléter les scènes déjà
tournées préalablement, David réunit
à nouveau son équipe pour leur tournage durant
une dizaine de jours entre la fin septembre et le début
octobre 2000, près de deux ans après avoir commencé
la mise en scène du pilote. Afin de transformer ce
dernier en film, le Studio Canal investit dans un premier
temps deux millions de dollars supplémentaires, mais
le coût total du film aurait été de quatorze
millions de dollars (les sept millions du rachat du pilote
inclus), en grande partie parce que certains décors
durent être intégralement reconstruits, même
si le tournage s'est en grande partie effectué dans
des décors réels : le Club Silencio a par exemple
ainsi installé sa scène dans l'enceinte d'un
cinéma à l'ancienne, le Tower Theatre, tandis
que l'ensemble pavillonnaire où Betty et Rita mènent
l'enquête et d'où suinte une atmosphère
glauque et terne, était à l'origine une zone
résidentielle que Disney avait fait construire spécialement
à l'intention de ses nombreux employés.
A l'image de cette seconde phase de tournage,
toute la post-production se déroula comme dans un
rêve hollywoodien. Suite au montage image, pour la
troisième fois après Blue Velvet et
Lost Highway, David et Angelo Badalamenti se rendirent
à Prague en décembre 2000 pendant quatre jours
afin d'enregistrer la musique du film avec un orchestre
notamment composé de soixante instruments à
cordes et de vingt cuivres. De janvier à la mi-avril
2001, David enchaîna ensuite avec quatorze semaines
de mixage qu'il effectua dans son propre studio de la Madison
House. Il venait donc de mettre la dernière main
aux ultimes phases de création de son long métrage
lorsqu'il présenta Mulholland Drive lors du
54e Festival de Cannes le 16 mai 2001, plus de deux ans
et demi après les prémices de ce projet et
précisément deux ans après la sélection
de The Straight Story. Yasmina Reza, qui faisait
partie du jury en 1999, raconta, même si la presse
n'en fit guère l'écho, que David et son producteur
l'avaient, selon ses propres termes, " agressée "
dans le hall de l'aéroport de Nice, sans que nous
sachions d'ailleurs davantage en quoi consista cette agression
: David lui aurait demandé des comptes, lui reprochant
semble-t-il vertement de ne pas avoir donné de prix
d'interprétation à Richard Farnsworth qui,
il faut bien le reconnaître, ne l'aurait pas volé.
S'il ne laisse guère ce sentiment transparaître,
David est effectivement extrêmement sensible à
la reconnaissance publique et aux diverses récompenses
décernées à ses films. Il considère
Cannes comme le plus grand festival du monde, et celui-ci
lui a retourné la politesse en 1990 quand Bernardo
Bertolucci et son jury lui attribuèrent la Palme
d'Or pour Wild at Heart - Sailor & Lula.
David a débarqué sur la Croisette accompagné
d'un véritable escadron. En effet, s'il paraissait
logique de voir Mary Sweeney l'escorter, ainsi que
le trio de comédiens vedettes du film (Justin Theroux,
Naomi Watts et Laura Elena Harring, qui déclencha une
folle effervescence parmi les photographes en mettant en avant
ses atouts les plus apparents ), on put remarquer également,
le soir de cette première, de nombreux autres membres
de son équipe : Angelo Badalamenti, le directeur de
la photographie Peter Deming, le comédien Richard Green
(qui interprète le magicien du Club Silencio), ainsi
que Dan Hedaya, qui passa pourtant tout à fait inaperçu.
Le conte de fée entamé quelques mois auparavant
se poursuivit dans la salle, puisqu'un concert d'acclamations
marqua l'issue de la projection et que David, les larmes aux
yeux, goûta une véritable standing-ovation
durant de longues minutes, à la fois apparemment ému
et soulagé par le dénouement de cette épreuve.
Si cette chaleureuse réaction cannoise rappelait l'accueil
favorable de The Straight Story dans cette même
salle du Palais des Festivals deux ans auparavant, elle effaça
surtout des mémoires les huées et les sifflements
réprobateurs qui avaient accompagné la présentation
de Twin Peaks : Fire, Walk With Me en 1992. Les échos
positifs continuèrent de se diffuser sur la Croisette
les jours suivants, incitant sans doute David à prolonger
son séjour dans la région cannoise. Ces heureux
présages se concrétisèrent le jour du
Palmarès, où David, ex æquo avec les Frères
Coen, reçut le Prix de la Mise en Scène des
mains de la Présidente Liv Ullman à qui il s'empressa
d'exprimer toute sa gratitude : l'actrice fétiche d'Ingmar
Bergman avait probablement été sensible à
certains plans de Mulholland Drive dont la composition
picturale fait directement référence à
Persona, film réalisé en 1966 par le
cinéaste suédois, où Ullmann partageait
l'affiche avec Bibi Andersson et que David cite régulièrement
parmi ses films de chevet.