Annuaire boutique
Librairie Lis-Voir
PriceMinister
Amazon
Fnac

     

 

 

 

 

 
Le Dictateur (c) D.R.

Ensuite, Le Dictateur est un film événement ne serait-ce que par sa production, où sans cesse, le cinéaste travaillait à intégrer le temps présent du conflit européen au sein même de l’artifice d’un studio hollywoodien, à des milliers de kilomètres de l’Allemagne. Le cinéaste a déposé son projet de scénario le 12 novembre 1938, soit deux jours après le pogrom de la Nuit de Cristal. Le 9 et 10 novembre, Goebbels pour regagner la confiance d’Hitler mais aussi confisquer les biens juifs et par-là même consolider les finances du parti nazi, fit brûler la grande synagogue et interna dans des camps de concentration plus de trente mille juifs. Charles Chaplin ne pouvait connaître ces événements lors de la conception de son scénario mais ces scènes sont présentes dans le film. Il a dû sans cesse retravailler constamment son projet initial dans une captation du réel politique sur le qui vive. Mais justement, cette volonté de connaissance amène le cinéaste à inventer sous nos yeux un nouveau cinéma tout en sacrifiant ce qui constituait tout son art. Une mutation quasi en temps réel comme si le monde devenant fou (la scène de la mappemonde) il fallait réinventer un nouveau corps, une nouvelle voix afin de se situer dans l’urgence de l’évènement : la seconde guerre mondiale.

Et là, le cinéaste comprend qu’il faut repartir depuis le début de notre époque, ce moment où tout a basculé. A l’origine du crime premier, la Grande Guerre qui, 15 ans plus tard, fera accéder au pouvoir, et ce démocratiquement, Adolf Hitler. Le Charlot soldat de la guerre 14-18 tout comme dans Les Temps Modernes semble totalement désorienté par le gigantisme des machines guerrières. Cela ne fonctionne plus. Le corps de l’homme ne semble plus qu’être un objet de trop, englouti dans le canon de la Grosse Bertha, avaleuse de tête, déféquant des obus fumigènes. L’inadaptation du vagabond à la machine va bien au-delà d’un comique burlesque où l’objet s’émancipe de sa fonctionnalité originelle acquérant une poétique surréaliste parfois dévastatrice (je pense notamment à la scène du réveil dans l’Usurier (The Pawnshop, court-métrage de la série Mutual de 1916. Elle marque l’homme dans un rapport d’aliénation le menant jusqu’à confondre son camp ! Le soldat Tomanien (la Tomanie explicitement germanique avec les casques teutons pointus) n’est pas un belliqueux, il va jusqu’à s’excuser auprès des anglais de sa confusion juste avant de s’enfuir. En sauvant le commandant Schultz d’une embuscade, le petit homme, embarqué avec lui dans un avion défectueux, subit le crash. La guerre finie est perdue pour leur camp et, blessé, il est emmené à l’hôpital, où il restera plus de 15 ans. Totalement amnésique à sa sortie, le soldat vieilli reprend ses fonctions de barbier. Mais le monde a changé et c’est par le son d’une voix que le spectateur éprouve le projet du cinéaste Chaplin : ridiculiser un dictateur allemand en le parodiant jusqu’au grotesque. Eisenstein fut l’un des premiers, à l’époque, dans le monde du cinéma, à remarquer un curieux phénomène : Chaplin est né quatre jours avant Hitler, tous les deux sont bruns et arborent la même moustache. Sauf que Hitler, au fait de son pouvoir politique, a raccourci sa moustache tout en prenant des cours de maintien et de diction afin de parfaire ses discours en public. Hitler n’a rien à apprendre au comédien Chaplin mais il lui a volé sa moustache ! (3) Alors il va la lui reprendre en le faisant savoir au monde entier. Chaplin a minutieusement étudié son adversaire et les documents d’archives de la production du film rendent compte d’un souci quasi maniaque porté aux détails de la construction des décors du palais. L’action du film à ce moment prend place en deux lieux et deux rythmes hétérogènes : le palais d’Adenoid Hynkel et le ghetto juif. A la rapidité saccadée et heurtée de l’un, répond la lenteur bienveillante de l’autre, où une poésie affleure avec la présence du barbier juif. Le vagabond n’est plus une individualité forcenée et solitaire mais un homme parmi les hommes de sa communauté.

  Le Dictateur (c) D.R.

Le scénario du film fut l’un des plus élaborés jamais écrit pour un film d’Hollywood. Et dès le dépôt de la première mouture en 1938, cela valut au cinéaste une campagne de haine continue de la part des organisations pro-nazies aux Etats-Unis et une mise en garde de la commission des activités anti-américaines. Cette commission enquêtaient contre tous ceux qui manifestaient pour la cause alliée. L’Amérique n’était pas du coté de Roosevelt, démocrate proche de Chaplin (d’ailleurs il fut reçu à la Maison Blanche en 1941 afin de lire en public le discours final du dictateur " look up Hannah ! " mais appliquait une politique isolationniste servant ses propres intérêts. Lettres de menaces de mort, tentative de boycottage sur son film, le cinéaste accusé de communisme (la F.B.I avec son patron J. Edgar Hoover enquêta durant près de cinquante ans sur Chaplin, un fichier totalisant 1900 pages avec le résultat sinistre de l’éjection hors U.S.A du cinéaste en 1952 au non de la sûreté de l’Etat américain !). Même la Grande Bretagne interviendra par le biais de son ambassade afin de persuader Chaplin de renoncer à son projet, au nom de la diplomatie. Mais l’Angleterre, après le déclenchement de la seconde-guerre mondiale au contraire pressera et encouragera " l’enfant du pays " à finir le plus vite possible son film.