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Chaplin dans le laboratoire (c) D.R.
En 1939, Chaplin et Hitler sont mondialement connus, mais l’un dépasse largement l’autre dans le domaine de la comédie. Nés à quatre jours d’intervalle en avril 1889, issus tous deux d’une vie assez misérable avec chacun une mère instable qu’ils adoraient, ils s’arrachent l’un par l’art l’autre par la politique à leurs origines modeste entachées de déprime et de déchéance. Ils partagent aussi cette volonté de puissance qui les amènent à rechercher et à conquérir la première place. Il n’est pas étonnant que ce soit Chaplin et non pas un autre comédien qui ce soit attaqué personnellement à Hitler. Il faut savoir comprendre intimement son ennemi pour savoir l’affronter. En outre, Chaplin, dès son arrivée en Amérique en 1913 (c’était son second voyage au sein d’une troupe de comédien avec Fred Karno), savait qu’il ne devait pas rater son entrée dans le monde du cinéma. Engagé par Mack Sennet au sein de sa compagnie la Keystone, c’est au second court-métrage Kid auto race at Venice (Charlot est content de lui) qu’il joue pour la première fois ce personnage de vagabond. L’enjeu est d’occuper tout le cadre et c’est une question de vie que d’être dans le plan. Au premier plan.

D’être le plan. D’ordonner la dramaturgie sur lui et qu’il soit vecteur d’émotion, captant tous les regards. Le cinéaste a rêvé d’interpréter Hamlet, Jésus, Napoléon (des archives le montrent en costume napoléonien, saisissante élégance décadente tout comme Eric von Stroheim.). De cette mégalomanie tout comme son autoritarisme avéré sur le tournage, Chaplin avec Le Dictateur règle autant ses comptes avec son image (Charlot) qu’avec une figure politique vivante détestable.

  Le Dictateur (c) D.R.

Double projet esthétique et politique noué par le même corps. Le comédien jouera ces deux pôles psychologiques, le silencieux Charlot et le vociférant Hynkel, l’un timide et suranné, l’autre séducteur et techniciste. L’audace hallucinante à l’époque (il faut le répéter, Chaplin fut le seul cinéaste, le seul artiste dès 1938 à oser attaquer directement et frontalement Hitler ; il y eut le dramaturge Bertolt Brecht qui, exilé aux Etats-Unis d’Amérique dès l’événement au pouvoir en 1933 d’Hitler, écrivit entre 1935 et 1938 Grandes peurs et misères du IIIème Reich) comme maintenant réside dans cette incarnation du dictateur et du juif dans le corps d’un unique homme. Chaplin a clairement déclaré qu’il voulait ridiculiser Hitler et c’est par le jeu qu’il va donc réussir son projet. Où comment il va faire en sorte d’empêcher toute identification et personnification d’Hitler. Hynkel et le soldat/barbier juif allemand sont face à face devant le spectateur qui est appelé jusque dans sa conscience politique et morale. Aucune propagande au nom d’une unité allemande ou autre, comme ce fut le cas avec les films de Leni Riefenstahl. La cinéaste engagée par le gouvernement nazi exerça son cinéma au nom d’une fusion avec le Führer, non pas tant pour filmer une personne qu’une personnification d’une idée : le troisième Reich, Le Triomphe de la Volonté (4) justement. Alors que Chaplin va jusqu’à prendre dans son corps la personne du dictateur et par ce geste, un ébranlement profond. En cela, Le Dictateur est un film humaniste, totalement contraire aux propagandes cinématographiques qu’elles soient nazies ou autre. Eisenstein qui, un temps, fut embrigadé dans un système de valorisation d’un pouvoir totalitaire sous Staline réussissait toujours à situer au cœur d’une idéologie globalisante une condition humaine particulière, une singularité existentielle. L’essence du combat Chaplin/Hitler réside dans cette dialectique incarnation/personnification. Chaplin pour une dé-liaison sensitive et critique du sujet spectateur avec ce qu’il lui est donné à voir et à entendre, Hitler pour une fusion empathique totale et absolue avec l’Idée, l’Image. Mais le cinéaste incarne ces deux antagonismes, il prend le risque immense de donner chair à ce qui lui est terrifiant. Le pari du cinéma comme thérapeutique du mal. Cette injection en soi d’un corps odieux procède d’un double enjeu donc : narcissique (volonté de puissance) politique (annihiler l’autre en moi). Ce qu’il va recracher par la bouche sera un autre homme. Non pas Charlot vainqueur d’Hitler mais Charlot vaincu par son créateur.