Objectif Cinéma : A
l'époque communiste, les films circulaient-ils plus
facilement d'un pays à l'autre ?
Juraj Jakubisko : Les
films ne circulaient pas, sauf pour la police politique.
Moi-même, j'ai eu des ennuis quand j'ai tourné
Déserteurs et nomades (1968-69), principalement à
cause de la seconde partie (ndlr : la seconde partie met
en scène une patrouille soviétique qui se
cache plus ou moins dans les montagnes, sous les ordres
d'un officier alcoolique. Elle est finalement débusquée
et massacrée par une section de la Wehrmacht). Cet
épisode a été considéré
comme antisocialiste : on me reprochait de représenter
un officier toujours saoul et une armée russe inefficace...
à un moment le pont qui a été miné
par les russes ne saute pas.
Objectif Cinéma : C'est,
par ailleurs, un film très violent...
Juraj Jakubisko : Certes,
mais je crois que ce qu'ils n'ont pas apprécié,
c'est que j'y insère des images de l'invasion soviétique
de Prague en 1968..
La violence provient en même temps
des mouvements de caméra et de la focale très
courte (9,5 mm) que nous avons utilisés...
La première du film a eu lieu à
Prague en présence de tous les dignitaires. Quelqu'un
est tombé dans les pommes et le film a été
interdit, mais tous les hommes politiques l'ont vu. C'était
mon but.
Après cet événement,
on ma interdit de tourner pendant dix ans...
J'ai aussi eu des problèmes avec
un autre film, Les oiseaux, les orphelins et les fous (1969)...
A la fin du film, on voit une femme enceinte dont on perce
le ventre, les censeurs en ont fait une lecture symbolique,
ils ont déduit que la femme en était au huitième
mois et que par ce crime il s'agissait de tuer symboliquement
la révolution (les troupes soviétiques occupaient
alors Prague depuis huit mois...)
L'entretien est interrompu par l'arrivée de Deana
Horvath Jakubisko, productrice, comédienne, et épouse
de Juraj Jakubisko.
Objectif Cinéma : En
voyant vos films, notamment L'abeille millénaire,
je n'ai pu m'empêcher de penser au foisonnement romanesque,
à la poésie quelque peu surréaliste
de Bohumil Hrabal... Voyez-vous des points communs entre
votre travail et le sien ?
Juraj Jakubisko : J'aime
faire des films absurdes avec un peu d'humour. Parfois ça
me coûte cher... Déserteurs et Nomades a passé
25 ans dans un coffre-fort ! J'avais pensé adapter
: j'ai servi le roi d'Angleterre (roman de Bohumil Hrabal)
mais j'ai renoncé... Je sais qu'en ce moment deux
grands réalisateurs tchèques, Karel Kachyna
et Jiri Menzel s'y attaquent non sans difficultés...