Objectif Cinéma : Que
s'est-il passé pour Cités de la plaine,
lorsque Robert Kramer est mort, fin 1999 ?
Richard Copans : Le
montage-image était fini, mais il restait quand même
environ quatre mois de travail. La semaine qui a précédé
la mort de Robert, des projections avaient eu lieu avec
Canal + et l'INA... On a considéré que l'image
était finie, mises à part quelques rectifications.
Le film existait, et ça nous a donné le courage
nécessaire pour le finir. C'était même
un devoir. L'ingénieur du son a continué de
travailler, le musicien a poursuivi aussi...Tous ont pris
pour base les discussions et les projets qu'ils avaient
avec Robert. Sa fille, Keja Ho, qui avait travaillé
sur le film, est devenue une instance décisionnaire
presque honorifique, de par sa filiation. J'ai eu à
porter le film jusqu'au bout, avec d'autres, et c'était
pas facile. Finir le film d'un ami qui vient de mourir n'est
absolument pas simple. On ne peut pas être uniquement
dans le devoir de mémoire ou de fidélité,
c'est bien plus profond que ça... Il y a une vraie
souffrance et on n'a pas forcément envie de la raviver
en travaillant chaque jour sur des souvenirs. Il y a encore
la peur de se tromper : il n'y a pas le moindre doute que
le film qu'aurait fini Robert aurait été différent.
Comment lui être fidèle? Lui être fidèle
n'est-il pas justement se démarquer? Des débats
aigus ont eu lieu, quasiment violents sur la question de
la musique. Barre Philipps travaillait avec Robert depuis
plus de dix films. Comme d'habitude, il a composé
près d'une heure pour n'en garder, comme d'habitude,
que très peu. Mais Robert n'est plus là pour
dire non. A partir de là, qui a une légitimité
pour le dire, qui choisit ? C'est là que le rôle
de Keja Ho devenait important. Mais là encore, sa
légitimité était ténue... Entre
le son, la musique, le mixage et le passage de la DV à
une copie 35 mm, il s'est passé quatre mois qui nous
ont amené à Cannes.
Objectif Cinéma :
Quel a été l'accueil
cannois ?
Richard Copans : La
semaine de la critique avait proposé de prendre le
film sans le voir au moment de la mort de Robert. Ils ont
tenu leur parole et ont été formidables, comparé
aux autres sélections (compétition officielle,
un certain regard, la quinzaine de réalisateurs,
NDLR) qui n'ont pas voulu du film. C'était pas pour
eux... Mais c'était bien, symboliquement, d'être
là-bas, même si on est ultra-minoritaire. Des
journalistes sont venus, des proches aussi... Puis on a
organisé une projection dans le Nord pour les gens
qui ont " fait " le film: Ben, Amélie,
la communauté Kabyle de Tourcoing... Où que
"Cités de la plaine" soit projeté,
Il y avait beaucoup d'émotion. Les trois acteurs
principaux ont découvert qu'ils étaient devenus
les héros d'un film. Ca reste un peu magique, même
si le film en question est par moments un peu étrange.
A ma grande surprise, l'idée que ce serait un film
compliqué, pour intellectuels, s'est perdue : ils
ont très bien compris le principe du film : la trajectoire
d'un immigré. Après, la matrice, la métropole,
c'est un peu moins accessible. Mais que chacun prenne ce
qu'il a à prendre. Ils ne l'ont sûrement pas
pris comme un divertissement, parce que le spectateur de
"Cités de la plaine" doit travailler pour
en retirer quelque chose.
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Objectif Cinéma :
A ce propos, comment marche le film
?
Richard Copans :
Il ne marche pas du tout, bien sûr, il ne trouve pas
son public. Il y a eu tout un travail du distributeur pour
trouver une bonne date. C'était une bonne date, mais
ce cinéma-là n'a peut-être plus de public.
Je crois que le film a un potentiel de richesses qui peut
toucher des strates populaires très différentes,
mais qu'il faut quand même faire l'effort d'aller
au cinéma... Il n'y a pas tant de gens qui se déplacent,
et quand ils le font, ils ne vont pas dans une salle d'art
et essai qui projette des films en version originale, etc.
On est dans un contexte où la vision de Cités
de la plaine réclame un investissement, et ce
n'est pas si simple. Aujourd'hui, entre les cartes illimitées
et les multiplexes, l'espace qui nous était réservé,
déjà restreint, diminue encore. Si ça
ne me fait pas peur, je trouve ça dommage. Mais bon...
on fera quand même de beaux films !
Objectif Cinéma :
Parlez-nous des comédiens...
Richard Copans : Ils
sont le fruit de rencontres de Robert. Il s'est installé
dans le Nord pour donner 90 heures d'enseignement dans une
école d'art [l'école du Fresnoy, NDLR] de
Tourcoing. N'importe qui aurait gardé une vie parisienne
et aurait arrangé son emploi du temps : Tourcoing
n'est qu'à une heure de TGV de la capitale... Robert
a vécu ça comme une chance et s'est immergé
dans un nouvel univers. Cette école est enclavée
comme une forteresse dans un quartier pourri. Robert a pris
son vélo et a traversé la barrière
virtuelle. Il a rencontré Ben et a sympathisé,
ils ont bu des coups ensemble, joué aux cartes, puis
le cercle s'est élargi...jusqu'à ce qu'ils
se retrouvent dans un film. Bernard est le seul acteur que
nous ayons cherché après écriture du
scénario : il fallait un aveugle d'un certain âge,
de la région, capable et volontaire pour jouer dans
un film. Puis nous avons cherché l'iguane...(rires).
Ce n'était vraiment pas du repérage, mais
de la curiosité. Cela devient ensuite du cinéma,
mais c'est dans cet ordre-là que ça se déroule.
Aucun de ces personnages n'est un acteur. Pourtant, ils
font un véritable travail d'acteurs. Le cinéma
est pour eux quelque chose de très loin. Ben vient
d'un foyer de jeunes travailleurs de Tourcoing, et il est
encore plus hystérique dans la vie que dans le film.
La question n'est même pas de parler de comédiens
amateurs: ce n'est pas leur vraie vie, mais c'est assez
proche de ce qu'ils sont. En même temps, ce n'est
pas du tout eux, parce que la fiction est inventée
de toute pièce. On a parlé de documentaire
vériste ! C'est totalement imbécile : ils
incarnent un personnage. Le film n'est pas vraiment réaliste,
mais absolument construit et schématisé. L'idée,
c'est de généraliser le propos. Aucun nom
de ville, aucune référence... Les photos que
regarde Ben dans le café, c'est un tremblement de
terre au Kurdistan. On peut y voir ce qu'on veut: des conflits
au Kosovo, en Algérie, en ex-Yougoslavie, en Iran...