Objectif Cinéma :
Il y a, au sujet du peuple, une réponse du cinéaste
au journaliste Serge Kaganski du magazine les Inrockuptibles
" Quand au peuple, comment le voit-on dans le film
? on le voit au moment où Grace Elliot sort et où
elle se heurte à des manifestations. Je me demandais
si j'allais réussir à montrer cette foule
de manière assez redoutable, parce qu'il s'agit quand
même de la foule des massacreurs de septembre. Dans
ce cas précis, aucun portrait ne serait trop chargé
"
Arlette Farge : Je
crois qu'il y a une ambiguïté justement dans
le film de Rohmer. Parce que si on veut poser en historiens
la question de la violence, on rencontre immédiatement
ce que Rohmer a lui-même rencontré : qu'est-ce
qu'un peuple en " émotion " (comme on disait
à l'époque) ? Mais les historiens savent que
cette question ne concerne pas seulement la Révolution
Française. Qu'est-ce qu'une furie révolutionnaire
? C'est un vrai problème, ça existe et il
y a eu des tas et des tas de livres là-dessus (de
Tarde à Moscovici), sur ce qu'est une foule. Il y
a eu des massacres lors de la Révolution, nous ne
sommes pas là pour les nier. Mais Rohmer, lui, accomplit
un glissement qui n'éclaire rien : il fait de la
nature du peuple une nature criminelle. D'ailleurs il l'exprime
assez largement dans la presse. Une nature populaire qui
ne peut être que cela, sans paroles, sans mots ni
syntaxe, avec des cris et la sexualité agressive
dont parlait Christian. Et ses interlocuteurs paraissent
admettre ces présupposés, dès lors
qu'ils ne s'efforcent pas de les récuser immédiatement.
Ils sont en quelque sorte capturés par eux. C'est
grave, car il est très simple de dire que voilà,
l'état du peuple c'est celui-là : ni sensibilité
ni intelligence autre que celle de la furie. Dans un film,
où une représentation, je peux admettre très
bien une scène très dure ; mais si cette dureté
est transformée en essence que l'événement
ne sert qu'à exprimer, alors on est vraiment dans
l'idéologie virulente et c'est donc cela qu'il faut
remarquer et souligner. Je trouve la réception du
film par moment très complaisante, très passive
en face de l'agressivité de Rohmer.
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Objectif Cinéma :
Le cinéaste use et abuse
de termes assez lourds, tels que racaille dans le journal
Le Soir pour désigner les acteurs d'une Révolution.
Et il ajoute que l'on ne peut pas dire que son film est
antirévolutionnaire. Et c'est là que le cinéaste
me paraît douteux lorsqu'il affirme " regardez,
je filme des domestiques gentils " et c'est aussi le
peuple, avec en face une noblesse qui pense, éprouve
de belles et fortes émotions, avec Grace Elliot en
madone.
Christian Jouhaud : Je
voudrais revenir sur ce que vient de dire Arlette sur la
question de la furie populaire dans une révolte.
En tant qu'historiens, nous sommes souvent amenés
à lire des récits qui suscitent en nous de
l'horreur et ce n'est pas simplement au moment d'une révolution.
Au 17ème siècle par exemple, quand des paysans
révoltés s'emparent d'un " gabeleur "
le massacrent et le mutilent, on peut avoir, en lisant ces
descriptions, une sorte de haut le cur. Et aussi après
quand on lit le récit de la répression de
ces actes sauvages souvent elle-même d'une violence
inouïe. Mais la question qui se pose aussi et qui n'est
jamais évoquée ou montrée dans ce film,
c'est celle de la présence de la violence à
un certain moment dans une société tout entière.
La violence révolutionnaire avec les Massacres de
Septembre est horrible. Personne, on l'espère, ne
dirait que ce n'était pas effroyable d'aller chercher
les gens en prison pour les tuer. Ce qu'on peut reprocher
à ce film, c'est de montrer d'un côté
un peuple massacreur, horrible, répugnant et d'un
autre côté des gens qui, bien que pleinement
dans cette société, sont doux, délicats,
à l'écart de la violence, comme nous pensons
que nous le sommes aujourd'hui. Le film s'ouvre sur Grace
Elliot qui s'occupe d'une petite fille et qui soigne son
éducation. Évidemment et spontanément,
le spectateur ordinaire que nous sommes tous aussi va avoir
tendance à s'identifier plutôt avec cette vision
là : des gens qui savaient bien vivre et qui vont
être détruits par de méchants révolutionnaires.