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Arlette Farge : Ce qui me frappe aussi, c'est l'évènement de cette sortie de film. Nous sommes au premier jour de son exploitation commerciale et je vois sur le bureau devant nous combien le dossier est déjà épais. Ce qui me trouble, c'est qu'en 2001 personne ne puisse calmement, et les yeux dans les yeux, s'adresser à Rohmer en lui disant "voilà vous avez fait un film idéologique, parlons-en ". L'évènement pour moi, autant que le film de Rohmer, c'est à quel point il est fait silence en dehors d'une critique largement éblouie - elle fort prolixe - qui, certes, reconnaît quand même du bout des lèvres que vraiment le peuple a une sale trogne dans le film. Mais ce n'est rien par rapport à tout cet appareil qui nous est proposé ! Nous vivons un moment marqué par le refus de tout débat idéologique, comme s'il fallait laisser toute la place à une idéologie consensuelle jamais questionnée. La compassion pour la malheureuse Grace Elliott, que tout le monde peut éprouver, prend plus d'importance que le 14 juillet, repère ringard, à supprimer, je trouve ça très grave. J'aimerais que la vérité soit complète, que les gens puissent prendre en considération, avec courage, la part d'engagement idéologique de quelqu'un, qui lui-même la reconnaît. Sinon qu'est-ce qu'un débat ?


Objectif Cinéma (c) D.R.

Objectif Cinéma : Que pensez-vous de ce rapport au discours émotif présenté comme vrai et authentique ? De la parole directe et juste d'une femme, témoin de son époque et que mettre en doute sa légitimité serait une erreur voire un crime d'historien tatillon, technocrate et froid comme semble le dire Marc Fumaroli dans son article des Cahiers du Cinéma. Il me semble qu'un enjeu politique important se noue ici, voire un combat.

Christian Jouhaud : En effet, dans son article Fumaroli construit une opposition entre d'un côté des travaux historiques, donc froids et à l'extérieur de l'histoire de la subjectivité, et d'un autre côté des mémoires dont les historiens ne savent pas faire usage et qui sont eux du côté de la vérité intime d'une époque. Seule l'autorité universitaire et académicienne de Marc Fumaroli peut faire passer pour vraie pareille simplification. Depuis toujours, les historiens sont grands utilisateurs et grands consommateurs de ces mémoires subjectifs. D'abord il y a une première chose : quand on est en face d'un texte, ce qui est le minimum de l'honnêteté quand on est historien ou quelqu'un qui veut penser avoir une opinion fondée, c'est de se demander qu'elle est l'histoire de ce texte ? Est-ce un vrai texte de l'époque ? Il ne suffit pas d'écrire à la première personne pour être vrai, même subjectivement, et échapper aux contraintes du monde socio-économique de la publication. En outre, Marc Fumaroli se trompe lorsqu'il dit que ce texte est oublié en France depuis 1860, car il a été réédité deux fois, en 1907 et aussi en 1942, date qui n'est peut-être pas insignifiante car il y a eu alors un important programme de rééditions de textes anti-révolutionnaires, programme lié évidemment à la haine du régime de Vichy pour la Révolution. Il y a donc un minimum de critique textuelle à pratiquer avant de considérer d'évidence que s'exprime dans un livre la vérité subjective d'une époque. Et puis, second point, lorsqu'on est devant un témoignage subjectif qui peut être extrêmement riche et intéressant, il doit être comparé à d'autres et écouté dans ses diverses significations. Ce que personne en l'occurrence n'a fait. Rappelons que Rohmer dit ingénument avoir trouvé son héroïne dans la revue Historia et s'y être intéressé à partir d'un détail qui s'est en fait révélé faux. Le minimum serait de savoir vraiment ce qu'est ce texte et de comprendre ce qui s'y dit avant de prétendre adapter (et donc interpréter) sa vérité.