Objectif Cinéma : Le
principe de la source de lumière unique est celui
que vous appliquez le plus souvent possible...
Eduardo Serra : Le
moins de sources possibles. Je souhaite respecter la lumière
des lieux. Je ne veux pas qu'il y ait des ombres qui ne
soient pas justifiées par l'architecture ou la décoration.
La lumière des projecteurs, apporte une autre grille
de lecture qui va se superposer à la décoration,
à l'architecture, au récit : c'est apporter
une logique théâtrale qui va constituer un
filtre inutile. Il faut se rapprocher le plus possible d'une
lumière naturelle et c'est alors qu'on peut la travailler,
comme les peintres ont travaillé aussi sans qu'il
y ait des directions de lumière et des ombres dans
tous les sens. Par contre, des raisons techniques ont obligé
les opérateurs de films pendant 40 ans à utiliser
les projecteurs car il fallait bien impressionner la pellicule...
Cela a fini par créer un style. Les éclairages
de Casablanca ou de Citizen Kane sont formidables mais ne
font plus sens aujourd'hui, sauf si on veut se référer
à cette époque. Je me souviens du choc que
j'ai eu quand est sortie la photo officielle de Mitterrand
avec trois projecteurs et trois ombres données :
c'était une esthétique des années 30
!! Quand j'ai vu cette photo de Gisèle Freund, je
me suis dit " c'est foutu ! ".
Objectif Cinéma : Quels
ont été les parti-pris choisis au cours du
tournage des Grands ducs de Leconte et de Funny Bones de
Peter Chelsom, qui abordent tous deux le théâtre
ou le monde du spectacle ?
Eduardo Serra : Pour
Les grands ducs, la commande de départ était
une interdiction d'éclairer, et de ne tourner qu'avec
la lumière existante, de ne pas améliorer
quoi que ce soit. La caméra devait être totalement
libre. Je ne pouvais qu'éclairer qu'un minimum s'il
était vraiment impossible de voir quelque chose.
Cela dépendait aussi d'un rapport de confiance entre
Patrice et moi. Il se doutait que j'allais jouer le jeu
et ne pas essayer d'arranger les choses en douce. Il n'y
avait que la lumière du théâtre, aucun
projecteur, aucun petit cadre pour diffuser un peu sur les
gens. Sur Funny Bones, c'était un peu réinterprété
: comment on ferait s'il s'agissait d'un véritable
spectacle ? Autant dans les grands ducs, le raccord est
sur la réalité, et l'image sera ce qu'elle
sera, autant dans l'autre film, pour toute une partie, le
raccord est à l'image, quitte à tricher avec
la réalité, et si la caméra se déplace,
on déplacera aussi la lumière pour donner
l'impression de venir du même côté, d'avoir
à peu près le même angle, etc. Les grands
ducs est un exercice extraordinaire de non-éclairage
: dans les endroits où on ne pouvait tourner parce
qu'il n'y avait pas de lumière, je pré-éclairais
l'endroit avec des lumières praticables, des appliques,
des lampes, je faisais tout cela avant, car une fois que
Patrice et l'acteur étaient là, je ne pouvais
plus toucher à rien. Ce qui me trouble, c'est que
les grands ducs n'est peut-être pas un bon film photographiquement,
mais je vois des films aussi moches ou plus moches que lui
alors qu'ils sont éclairés normalement !!