Objectif Cinéma : Ce
qui me surprend est le renversement des valeurs, car dans
ce film l'élément fanta-stique se situe dans
le réel social du garçon alors que les scènes
oniriques semblent plus vraies. Un doute s'instaure.
Jean-Claude Brisseau : Le
film a été perçu comme réaliste
dans la majorité du public. Dans la critique, seulement
une fraction des Cahiers du Cinéma avait compris,
c'était un moment de rupture, une nouvelle génération
arrivait remplaçant les anciens et elle a perçu
le film comme social avec des éléments oniriques
ratés à la Duvivier. Alors que les anciens,
absolument pas ! Ils avaient compris mon film et cela remonte
à 1988 quand même. Le renversement de valeurs
que vous notez est ce qui me passionne le plus, car c'est
lié à un travail de recherche que j'essaye
de faire quasiment dans tous mes films : arriver à
métamorphoser des éléments d'ordre
contraire, en leur donnant une dimension d'étrangeté
et d'onirisme. C'est le centre d'intérêt de
mes films, bouleverser les sens. Et ce qui me trouble est
que le film a eu un succès, ce que je ne regrette
absolument pas, car j'ai eu un coup de bol formidable à
ce moment-là, qui repose sur un malentendu : les
gens ont vu et aimé un film que je n'ai pas fait
!
CELINE
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Objectif Cinéma : Que
s'est-il passé selon vous ?
Jean-Claude Brisseau : Je
ne sais vraiment pas ! Je me suis dit que les gens ne voient
pas les films ! Mais moi aussi je me suis sûrement
trompé quelque part, même si je suis assez
fier pour me donner raison (rire gamin du cinéaste).
C'est un mystère. Pour le film en question, je voulais
une métamorphose de l'environnement social et dans
Céline il s'agissait d'une légère
métamorphose. Je m'explique : Céline
raconte l'attitude de chacun de nous devant les petites
misères, une manière de dire la souffrance,
la maladie, la mort. Si les gens ont cette interrogation
d'une transcendance, d'un Dieu et qu'il n'en existe pas,
alors toutes ces souffrances et cette vie en douleur sont
vraiment insupportables. Je me suis toujours demandé
d'où s'originait cet espoir considérable d'un
au delà, est-ce une fiction ou une réalité
absolue ? Céline est aussi un film sur ce
qu'est la vie, avec cette acceptation de soi, des autres
ce qui me semble le plus difficile dans la vie, car accepter
l'autre c'est s'accepter et s'aimer, pas nécessairement
au sens narcissique. De fait mon cinéma repose sur
une contagion ; ou du moins d'essayer de jouer avec des
phénomènes de contagion de sens, tout comme
dans la peinture impressionniste. Vous "foutez"
une tache bleue et une tache jaune à côté.
Vous reculez et vous avez l'impression que c'est vert. Et
bien, je me suis dis que je ferai la même chose avec
le cinéma. Et parfois d'ailleurs je me suis planté
comme dans Céline. Je vous donne un exemple si vous
avez bien le film en tête. (NDRL : heureusement pour
moi, j'avais revu ce film la veille, j'opine de la tête
soulagée). A l'origine, la séquence du pique-nique
avait lieu bien après, car je voulais avoir un effet
de métamorphose et de contagion d'éléments
fantastiques sur du quotidien ; mais cela ne fonctionnait
pas ! A partir du moment où on rentrait là-dedans,
c'est pas la peine, on ne pouvait plus et j'étais
obligé de la déplacer. Et malgré tout,
ce qui m'intéressait ; c'était de voir comment
des éléments, disons fantastiques pour employer
un mot qui n'est pas le mot exact, pouvaient, par ce système
de contagion de sens, avoir une répercussion sur
la vie quotidienne. Je ne sais pas si je suis clair ? J'ai
fais la même chose dans De Bruit et de Fureur et
j'ai essayé dans mon dernier film Les Savates
du Bon Dieu, avec les paysages. Ce qui est assez chiant,
c'est qu'on n'est jamais sur du résultat. Un autre
exemple, toujours dans Céline. Les gens viennent
chez elle pour se faire guérir, ils s'en vont et
Lisa (docteur et amie de Céline) regardent derrière
la fenêtre leur départ, elle se retourne :
il n'y a personne, ensuite elle voit sa copine dans la porte.
J'aurais souhaité que les gens se demandent si la
copine est vraiment là ou si c'est une apparition.
Et je ne suis jamais sûr du résultat. Car en
fait, qu'est-ce que je filme d'extraordinaire ? Une porte
vide avec une nénette. Et ce ne sont pas ces plans-là
qui vous donnent ce sens particulier, mais ce qui précède.
Il aura fallu toutes les séquences précédées
avec Isabelle Pasco (Céline) dont on ne sait jamais
si elle est là ou pas, qui apparaît et disparaît.
Du même coup, dès lors que vous avez cela et
que vous le savez, la métamorphose peut avoir lieu
sur des moments du quotidien. Et ce n'est pas le hasard.
Cela demande un travail de construction en amont ; mais
il faut dire qu'au moment de filmer ces scènes, c'est
chiant à faire ! Ce type de séquences n'est
pas excitant du tout car, il n'y a pas un travail considérable
sur le jeu des comédiens ou sur des corps à
filmer.