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Lost Highway (c) D.R.
Il y avait trois tableaux, peints par la première femme de Lynch et accrochés au mur derrière le canapé. Ils n'étaient pas non plus prévus dans le scénario, c'est Lynch qui, en les découvrant quelques jours plus tôt au cours de la soirée de Thanksgiving a voulu absolument les intégrer à son film. Un de ces trois tableaux est très étonnant car très proche de l'intrigue du film : il montre un corps de femme morcelé en petites parties... Pour cette scène de rêve, il s'est dirigé vers ces tableaux, les a décrochés, est resté les contempler quelques instants avant de les remettre à l'envers devant le directeur photo médusé !

Mais pour Lynch, quelque chose ne fonctionnait toujours pas : il manquait aussi le feu dans la cheminée. Il est parti en courant chez lui chercher des allumettes et a allumé le feu lui-même... plein d'une énergie ahurissante ! Il avait une très forte poussée d'adrénaline. Comme un gosse en train de jouer et qui a trouvé quelque chose de nouveau. Dans la scène terminée, on voit Fred marcher dans la fumée devant les tableaux à l'envers, avec les gros plans de la cheminée filmée en accéléré. Voilà donc comment d'une phrase toute banale du script, on est passé à ce qu'il a toujours dit, à savoir que le scénario n'est qu'une base et qu'il faut rester ouvert aux idées qui peuvent survenir durant le tournage. J'ai vu ces idées lui tomber dessus les unes à la suite des autres, c'était vraiment étonnant, un moment d'enthousiasme général ! J'avais l'impression d'avoir vu son cerveau fonctionner à plein régime et d'avoir assisté en direct à l'une de ces créations que j'aime tant, et ça a été un privilège rare.


Objectif Cinéma : Est-ce qu'il bouleversait souvent le découpage des scènes à tourner ? Est-ce qu'il avait un storyboard ?

Roland Kermarec : Je possède un dessin que m'avait donné la scripte et qu'il avait dessiné pour la scène dans le désert, devant la voiture de Mr. Eddy (Robert Loggia), juste après que Madison lui ait coupé la gorge. Tout était découpé plan par plan pour cette scène. Mais ce n'était pas systématique pendant le tournage du film. Je ne l'ai jamais vu non plus parcourir une pièce en se demandant où mettre la caméra. Il était toujours sûr de lui, même si tous les décors n'étaient pas trouvés depuis très longtemps, notamment la maison de Pete Dayton : ils ont dû la trouver une semaine simplement avant le tournage ! L'assistante préposée aux repérages est venue voir Lynch avec des photos d'intérieur et d'extérieur de plusieurs maisons, et il en a choisi une qui finalement ne correspondait pas exactement à ce qu'il avait en tête. Il a dû improviser sur le moment mais ça ne lui a pas posé plus de problèmes que ça. Une de ses règles est de tourner en décors réels, dans des maisons qui possèdent une âme, et non en studio. La maison en décors naturels existe ainsi en tant que telle et non plus seulement en tant que décor de cinéma.


  Lost Highway (c) D.R.
Objectif Cinéma : Finalement, le tournage s'est déroulé presque entièrement près de chez Lynch...

Roland Kermarec : A part la maison des Madison qui se trouvait près de chez lui, la maison de Pete Dayton se trouvait dans la vallée de San Fernando. Il y a eu d'autres endroits dans Los Angeles, des séquences de poursuite dans les collines d'Hollywood, puis les séquences tournées dans le désert, dans la Vallée de la Mort. Là, le tournage devait se dérouler juste avant Noël, pendant une semaine et demie. Au début, je ne devais pas y aller parce que le producteur estimait que ça coûtait trop cher, pour l'hôtel notamment. C'était effectivement plus que prohibitif, comme j'ai pu le constater par la suite. Je devais rester dans les locaux de la maison de production pour assister au montage des premières scènes et donner un coup de main. J'étais quand même un peu contrarié, même si c'était intéressant aussi. David Lynch a alors eu un geste étonnant : il a payé de sa poche ma part pour le tournage dans le désert.

J'ai donc pu assister à ces séquences, notamment la scène d'amour entre Pete Dayton et Alice, qui constitue un des grands moments magiques et planants de ce tournage : on était dans un endroit complètement désert, au beau milieu de la nuit, dans un froid plus qu'horrible et avec un vent assez fort qui soufflait une poussière atroce , et la chanson Song to the Siren résonnait dans cette ambiance étrange. On a dû l'entendre une cinquantaine de fois le temps de tourner les plans nécessaires à l'intégralité de la séquence, et cela a créé une atmosphère hors du temps chargée en poésie, qui m'a beaucoup marqué.