À l'époque,
j'avais un boulot, j'enseignais à des apprentis, j'avais
un petit appartement, une copine, une voiture, et j'ai quitté
tout ça pour venir étudier le cinéma
à Paris. À la base, je suis un peu autodidacte,
j'ai vraiment appris tout seul, et après j'ai été
un enfant gâté de la Fémis. J'y ai tourné
quelques films, et ensuite pendant quatre ans, j'ai gagné
ma vie comme assistant. À la Fémis, on allait
assez vite, on n'avait pas le temps de réfléchir,
on était obligé de tourner : c'était
assez salutaire, mais j'ai eu aussi besoin de reprendre pied,
de reprendre mon souffle. On discutait énormément.
La Fémis, c'était un peu le couvent, dix ou
quinze heures par jour, parfois vingt-quatre heures, et on
ne pensait vraiment qu'à ça. On prenait extrêmement
conscience du cinéma, de ce qu'on faisait, peut-être
de manière excessive. C'était presque inhibant.
Mais il faut en passer par là à un moment ou
à un autre de ta vie. On réfléchissait
soi-même beaucoup au moindre plan, tout prenait presque
trop de poids et il a fallu que chacun reprenne pied sur son
sol.
J'ai un esprit assez systématique,
assez dogmatique, j'ai des principes, et en même temps
je n'arrive pas à m'y tenir. C'est comme ça
que je me définirais. En faisant le film, la matière
prend le dessus. Je ne suis pas du tout un intuitif pur
qui fait les choses comme ça
Je calcule beaucoup,
je travaille beaucoup, mais au fond, quand j'ai une ligne
ferme, je m'en lasse presque aussitôt et fait des
choses qui la contredisent.
UN PERSONNAGE QUI PREND CONSCIENCE
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Mathieu Amalric est un acteur de bonne
volonté, en tout cas avec moi. C'est un acteur désobéissant,
je veux dire par là qu'il ne pouvait pas faire ce
que je lui demandais. Et c'est pour cela qu'il est bien.
J'ai besoin d'un acteur qui ait une personnalité
indépendante de la mienne, et qui ne se laisse pas
intimider par la rigueur, en l'occurrence du drame, de la
fatalité, de la mise en scène. Qui ne se laisse
pas paralyser, qui n'obéisse pas trop. Il ne faisait
pas exprès de désobéir, il a juste
sa vérité à lui, et il faut que cela
passe par là. Sa façon de désobéir
est précisément ce que j'attendais de lui.
Sans savoir exactement ce que ça allait donner. Je
pense toujours en termes de contraires. Ce film était
très grave, l'histoire était cruelle, le personnage
était un triste sire, je ne voulais pas d'un beau
ténébreux, avec le sourcil froncé,
qui allait avoir mal à la tête tout le temps
et qui serrerait les fesses pendant une heure et demie.
Il fallait un type dont on a l'impression que cela ne pèse
pas sur ses épaules, qu'il va s'en sortir, etc. J'aime
bien les forces contraires et que les deux agissent ensemble.
Mes plus grandes émotions au cinéma
ont été devant des personnages qui prenaient
soudain conscience de quelque chose. Quand ces personnages
prennent conscience de quelque chose moralement, intellectuellement
et qu'en même temps cette prise de conscience est
aussi le sommet d'émotion du film, je suis conquis.
On retrouve cela dans les films de Rossellini, Chaplin,
Satyajit Ray
Comme dans le film de Douglas Sirk,
Le temps d'aimer, le temps de mourir : quand le
personnage prend conscience que le nazisme est une saloperie,
il meurt. Pendant tout le film, on se demande pourquoi il
n'en a pas conscience, alors que nous nous en avons conscience.
Il lui faut plus de temps, et quand, à un moment
donné, il a conscience comme nous, parfois ça
l'est encore davantage, et là, d'une certaine manière,
il nous dépasse un petit peu. Pendant tout le film,
on lui dit " mais mon vieux, regarde ce qu'il
y a sous tes yeux ! C'est dégueulasse ! "
Et puis à un moment donné, il s'en rend compte
aussi et alors, dépasse notre propre courage. J'adore
quand un personnage se transforme au cinéma.