Objectif Cinéma :
Pourquoi cette éclipse de
5 ans dans le militantisme politique ? Cela correspond
à la période de production de tes courts et
moyens-métrages. N'était-ce plus possible
ou difficile de concilier ces deux engagements ?
Alain Guiraudie : J'ai
une grosse réponse à te fournir. Curieusement,
c'est juste après le mouvement populaire de l'hiver
1995 avec toutes ces grèves et manifestations, durant
le mandat de Juppé. Je faisais ma manif tous les
jours.
Objectif Cinéma :
Tu filmais ?
Alain Guiraudie : Non,
je n'ai fait aucune image, je peux dire que je n'ai jamais
retrouvé un mouvement aussi sympa avec autant de
monde dans la rue. Ça discutait ferme. C'est le premier
mouvement où je me disais " enfin, quelque
chose se passe ! ". Je rencontrais des
artisans et des petits patrons qui découvraient qu'ils
avaient plus à voir avec la CGT que le MEDEF ! Mais
en même temps, qu'est-ce qu'on a fait de ce mouvement ?
J'ai constaté alors ma propre incapacité à
inventer et à nourrir un projet collectif, plus encore
que celle des partis politiques ou des syndicats à
savoir fédérer tout cela. J'ai alors réalisé
que j'étais très mal barré, je me sentais
coincé dans une impasse, et j'ai arrêté
de militer. Car finalement, la grosse concrétisation
de ce mouvement de l'hiver 1995, c'est l'arrivée
de Jospin au pouvoir après les élections législatives
anticipées voulues par Chirac. Autant de monde dans
les rues pour ça ! ! Mais soyons clairs, Jospin
pour moi, c'est quand même mieux que Juppé,
et d'ailleurs c'est la première fois que je votais
socialiste en 1997 ! (Alain rigole, amusé du
souvenir de cette première
)
Objectif Cinéma : Tu
arrêtes de militer au moment où tu prends ta
caméra pour fabriquer des films.
Alain Guiraudie : Le
cinéma était une assez bonne solution à
cette notion d'engagement. Bon, j'ai vraiment commencé
en 1991. Le cinéma me paraissait être la bonne
solution, en termes de démarche artistique, afin
de sortir de l'impasse politique et sociale qui nous était
offerte, et par-là même de pallier ce manque
de projet collectif. Mais soyons honnêtes, tout cela
a ses limites ! C'est toujours bien de voir ton film
en salles avec les potes et le public. Mais c'est tout.
Il faut en passer par la branche politique, il faut investir
le champ politique de manière physique. Je ne suis
pas dupe du Grand Soir et des lendemains qui chantent, j'ai
fait un trait dessus. Il faut qu'il y ait des forces d'opposition.
Je suis pour tout ce qui est contre Georges Bush, Jacques
Chirac et Ernest Antoine Sellières. Je n'exclus même
pas des stratégies d'alliances avec Lutte Ouvrière,
ou avec la Ligue Communiste Révolutionnaire, car
sur le fond, je suis d'accord. Mon retour au PC s'accompagne
de bases beaucoup plus généralistes, je suis
moins oppositionnel. Et l'individu est au centre, au cur
de la société : ça me plait énormément.
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Objectif Cinéma :
Du soleil pour les gueux
et Ce vieux rêve qui bouge montrent cet individu
au sein de la communauté des hommes, celle du travail
et de l'utopie de l'amour. On ne peut pas dire que tu fasses
un cinéma individualiste, ce travers plus ou moins
fécond d'une certaine tendance du cinéma français.
Alain Guiraudie : Le
problème est le suivant : comment concilier
et raccorder les désirs de l'individu avec la nécessité
de la collectivité ? Même en étant
très individualiste, car l'étant moi-même,
il me semble que cela passe toujours par les autres :
ma propre vie s'inscrit dans le monde, parmi celles des
autres. Je ne vois pas l'intérêt de se sortir
du monde, car même en étant individualiste,
on est obligé de raisonner et de composer avec l'autre,
à qui on n'échappe pas. Dans mon ambition,
le cinéma est une péripétie, et fondamentalement,
mon but reste de changer le monde. Je sais que le cinéma
à un moment ne suffit pas, ou alors juste à
satisfaire mon ego. Dans les débats cinéma,
je me retrouve toujours en phase avec une certaine partie
du public et l'un de mes grands soucis est d'arriver à
faire un cinéma exigeant et populaire. Pour l'instant,
je n'ai toujours pas la solution. Et c'est très frustrant
pour moi. Ça m'angoisse de constater que ni les adolescents,
ni la classe populaire, ne vont voir mes films. Je suis
encore assez loin du cinéma populaire, même
si j'essaye de l'intégrer. Je me sens isolé
en tant que réalisateur, alors qu'au lycée,
je me souviens qu'on pouvait être cinq à faire
grève. C'est l'idée d'être plus que
moi-même. Avec le distributeur et le producteur, on
essaye de réfléchir et de marquer le coup.
Par exemple, le Festival de Cannes nous demandait le film
en priorité absolue, et nous interdisait de le présenter
au festival Côté Court de Pantin. Là
j'ai dit stop. Tant pis pour eux ! On était
trois à le faire et très fiers de nous tenir
à cette position. Il faut savoir que Jacky Evrard
au Ciné 104 de Pantin me soutient depuis pas mal
d'années. Je peux tenir des positions fermes à
ce niveau-là.