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Objectif Cinéma : Votre film ne rentre donc pas dans l'idéologie dominante. Vous n'entrez pas dans des discours convenus.

Mahmoud Ben Mahmoud : Certains journalistes, animateurs ou cinéphiles ont été perturbés par cette vision optimiste de la condition féminine présentée dans le film. C'est devenu un tel réflexe chez certains qu'on organise des débats sur les femmes battues, même quand le film que vous proposez dit exactement le contraire, et affirme que ce sont les hommes qui sont battus. J'ai parfois vécu des moments de tensions lors de débats, comme à Montpellier, où l'animateur a totalement censuré le film qu'il venait de voir pour poser des questions sans intérêt, déjà entendues ailleurs et surtout sans rapport avec le sujet.

Les Siestes grenadines (c) D.R.

Objectif Cinéma : Votre film propose une disposition de plusieurs récits en miroir de cet enjeu de la réception et de la restriction, que ce soit par le personnage du père ou par celui de sa maîtresse. Chacun est isolé, pris dans un rapport à sa propre fantasmagorie, le père ne voit rien : qu'a-t-il transmis d'autre à sa fille qu'une illusion mythique, d'autant plus qu'il l'a enlevée ? J'aime beaucoup cette très belle séquence de votre film, lors de l'enregistrement de l'émission de télévision ( directement tournée vers l'occident, puisque la chaîne est reçue par les Maghrébins des autres pays d'Europe ) : il me semble que la figure de la féminité y est diffractée, puisqu'elle met en place trois personnages féminins portant des interrogations, et confrontées aux images que leur renvoient les spectateurs occidentaux et les hommes. A ce moment-là, votre film est un très grand film politique.

Mahmoud Ben Mahmoud : C'est vrai qu'il pèche presque par trop d'ambition. J'ai essayé de dire que sur la question de la femme, la Tunisie est un pays à plusieurs vitesses. Il y a la condition de la paysanne, la condition de la jeune immigrée, et la condition de la journaliste qui représente la femme moderne dans laquelle se reconnaissent des centaines de milliers de jeunes femmes aujourd'hui en Tunisie. La Tunisie est très mal payée de ce qu'elle a fait pour la femme : c'est en affirmant cela que le film se démarque, même si ce n'était pas voulu au départ. C'est un cas unique dans le monde musulman : la Tunisie a aboli la polygamie, la répudiation, légalisé l'avortement, légalisé la pilule, organisé l'égalité entre les hommes et les femmes, sauf sur quelques aspects, la scolarité obligatoire… Et ce bien avant la France ! Je le dis souvent sous forme de boutade, mais ma mère, qui est morte à 85 ans, prenait déjà la pilule ! Or, moi qui ne suis pas particulièrement complaisant avec le régime tunisien, je trouve que cela n'est pas normal aujourd'hui que ce pays, qui ne produit que deux ou trois films par an, continue à montrer la condition des femmes comme si elle était comparable à la condition des femmes algériennes, ou libyennes ou égyptiennes. C'est d'autant plus injuste que le régime actuel n'a jamais cherché à remettre en question les acquis de la femme : au contraire, il les a confortés. Je dis souvent aux cinéastes : " Occupez-vous des femmes citoyennes, elles sont logées à la même enseigne que n'importe quel homme ! ". Le cas de la journaliste est pour moi symptomatique, voire symbolique de cette situation : ce n'est pas pour son sexe qu'elle est persécutée, elle s'en sort plutôt bien, elle affiche les règles d'entrée de jeu. Son amant revient après dix ou quinze ans d'absence, elle lui dit : " Mon vieux, si tu as imaginé que nous sommes encore à l'heure de l'Afghanistan, tu vas voir ! ". Et elle le prend par les testicules. Ce qui lui arrive à la télévision aurait pu arriver à un homme. Maintenant, même les hommes utilisent leurs charmes. Je souhaitais donc rétablir cette égalité de traitement dans le bien comme dans le mal. Je n'oublie pas pour autant qu'il s'agit d'un pays à plusieurs vitesses : ce n'est pas encore la Suisse ou les Etats-Unis, il y a encore des filles qui vivent dans des conditions un peu marginales, notamment dans la paysannerie. Il y a un échantillonnage des différentes conditions féminines dans mon film, mais elles ne sont pas sinistrées pour leur sexe. Qu'une gamine soit protégée par son père parce qu'elle a 17 ou 18 ans, cela me paraît tout à fait normal dans ce contexte, de retour d'Afrique noire. Il a pleins de fantasmes dans la tête. Quel est le père dans le monde qui n'y regarderait pas à deux fois avant de laisser sa fille partir ? C'est un débat qui a lieu partout.

  Mahmoud Ben Mahmoud (c) D.R.

Objectif Cinéma : Les hommes sont très présents dans votre film. Je pense notamment au jeune homme, fils de riche, qui prend le bateau pour s'enfuir… Wahid revient comme Ulysse dans un pays qu'il ne reconnaît pas, ce sont plutôt les hommes qui sont mal lotis…

Mahmoud Ben Mahmoud : Les hommes sont sinistrés dans le film. Le seul qui s'en sort est un mafieux. Le père, le fils, le paysan, sont battus. J'avais besoin de responsabiliser les hommes, au-delà du citoyen. Si vous voulez qu'on regarde cette société par différenciation sexuelle, si certains ont une chance de s'en sortir, ce sont bien les femmes, et si on veut pleurer sur une condition, c'est plutôt sur la condition masculine.


Objectif Cinéma : C'est quand même terrible le constat sur la sexualité du fils, sur la castration…

Mahmoud Ben Mahmoud : En ce qui le concerne, la sexualité est traitée au sens métaphorique. Le père est un père freudien, un père symbolique, ce n'est pas un père biologique qui est problématisé dans ce film. Le fait que la maîtresse prenne Wahid par les testicules au début du film, c'est bien pour dire que les hommes sont dépossédés (du libre-arbitre, de leur vérité d'homme) et qu'il y a un problème avec le père symbolique, (le surmoi qui écrase cette société, aussi bien les hommes et les femmes). En l'occurrence, c'est un garçon qui souffre de la toute puissance d'un père qui le castre et l'annihile.