Le roman fonctionnerait
donc selon le même mode narratif que le film, me suis-je
alors dit. C’est fini, je rentre chez moi, il n’y a plus à
faire l’interview. Sauf que… A bien y regarder, vous ne citez
dans le film que de courts extraits du livre, de brefs passages
du roman repris par la narratrice du film. Et pourtant, l’impression
de fluidité du récit est la même. Il y
aurait donc, au-delà de la seule " fidélité
au texte ", des procédés plus
spécifiquement cinématographiques qui vous ont
permis de restituer cette impression ; d’être fidèle
sinon au texte, du moins au roman. J’ai relevé quelques-uns
de ces procédés, je vous les propose.
Il y a d’abord les fondus-enchaînés,
y compris ceux qui hybrident les supports. Comme dans la première
scène du film où des lignes blanches sur fond
noir, dessinées en images de synthèse et traversant
l’écran, se convertissent peu à peu en lignes
électriques filmées en 35 mm. Il y a aussi la
musique au piano, lancinante, de Grégoire Hetzel. Une
musique qui revient plusieurs fois dans le film sous la forme
d’une longue phrase, coulante, et qui semble-t-il ne connaît
pas de fin. Vous avez parlé du compositeur John Adams,
on pense plutôt à d’autres musiciens américains,
les minimalistes dont par exemple Steve Reich et sa musique
itérative (notamment le morceau Eight lines…).
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Parmi les procédés
qui permettent de transmettre cette continuité, cette
fluidité, il y a tous ces passages, toutes ces filades,
toutes ces lignes : de bus, électriques, de chemin
de fer, les traces d’avion dans le ciel, de planche à
voile sur la mer, les horizons, les horizontales qui strient
l’écran, etc. Il y a enfin les récurrences,
toutes les récurrences qui parsèment votre film.
Les entretiens de Jeanne Balibar se ressemblent tous un peu,
elle ne rencontre que des personnages qui lui parlent avec
la même évanescence de cet " écrivain
qui n’a jamais écrit ". Pendant ce temps,
les bus passent et repassent dans le champ de la caméra.
Et toujours cette musique lancinante, qui revient…
A propos de récurrence,
je voulais à nouveau revenir aux mathématiques,
où ce terme est utilisé pour décrire
des phénomènes discrets. Et il m’est revenu
une phrase du compositeur contemporain Iannis Xenakis, qui
était aussi mathématicien et qui est décédé
il y a tout juste un an. Pour Xenakis, " la plupart
des compositeurs pensent la musique comme un enchevêtrement
d’éléments plus ou moins discrets (…). Ils semblent
oublier le nécessaire passage d’une chose à
une autre de manière continue ". Pour
opérer ce passage et explorer par exemple tout l’espace
sonore qui existe entre do et do dièse, Xenakis avait
révolutionné la notation musicale, c’est-à-dire
la manière dont on écrit la musique. Et je trouve
qu’il n’est pas anodin que vous ayez vous aussi réalisé
ce passage du discret au continu, justement en faisant un
effort d’adaptation d’écriture, en passant en quelque
sorte d’une notation (littéraire) à une autre
(cinématographique).
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Mais il y a un autre aspect
de votre film qui me semble fondamental et, à ce sujet,
j’ai envie de vous citer Chris. Marker. D’abord parce qu’il
est rarement inutile de se rappeler ce qu’a pu dire, à
un moment ou à un autre, ce vieux sage. Ensuite parce
que cet auteur a, dès le début de son œuvre
dans les années 50, constamment cherché à
développer une écriture plus prégnante,
en hybridant les supports, en explorant, entre cinéma
et littérature justement, l’essai littéraire,
le montage de photos commenté, la pellicule, la vidéo
ou encore le CD-rom. En parlant de l’œuvre de Jean Giraudoux,
Marker a un jour pu écrire que " l’auditeur
n’écoute pas un poème avec l’idée de
connaître la fin. Il n’est pas pressé :
il jouit du moment présent ".
Et je dois vous avouer qu’avant
de le revoir trois fois, je n’ai pas bien retenu l’enchaînement
de l’intrigue de votre film. En revanche, de nombreux plans,
de nombreux moments me revenaient lancinamment en mémoire.
Jouissant " du moment présent ",
j’ai eu l’impression que votre film se regardait comme on
écoute un poème, selon Marker. C’est pour cette
raison, d’ailleurs, qu’une nouvelle fois, je ne vous ai pas
cru. Lorsque vous avez écrit, quelque part, que Le
Stade de Wimbledon " n’est pas un film contemplatif ",
parce qu’il " va vite " et qu’il
faut " toujours suivre ce que fait le narrateur
pour qu’on n’ait pas envie de le laisser tomber, de décrocher ".
Non, à mon avis, votre film va vite, en effet, avec
tous ces passages, toutes ces filades ; mais je maintiens
qu’il se lit comme un poème et que, à ce titre,
il est éminemment contemplatif.
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