J’ai failli commencer
le livre par la fin. Plutôt que de se faire guider
à pied jusqu’à Trieste par un militaire anglais
dans la première scène, Jeanne Balibar aurait
alors rencontré ce militaire avec un pull à
la main, et alors seulement l’histoire aurait débuté,
cela aurait pu recommencer. Et puis j’ai trouvé cela
un peu trop malin. La mise en abîme est une structure
tellement contemporaine, tellement à la mode. On
n’ose plus le linéaire, on a l’impression que raconter
une histoire dans l’ordre est une preuve de bêtise.
Je pense à un certain
nombre de films comme Usual Suspects (Bryan Singer,
1995) par exemple, que finalement je hais, parce que… voilà,
c’est malin. Et c’est vrai que grâce au monteur, François
Gédigier qui n’est pas un homme malin, j’ai pu revenir
à une certaine forme de linéarité,
en laquelle il me donnait confiance. Je voulais tourner
dans l’ordre.
Objectif Cinéma :
Pourtant, ça ne doit
pas être simple quand, dans le livre, deux paragraphes
qui n’ont rien à voir l’un avec l’autre - ni dans
le déroulé chronologique des événements,
ni dans l’enchaînement logique de l’intrigue -
sont reliés entre eux, l’un à la suite de l’autre.
Comment rendre compte, malgré tout, de cette impression
de continuité, probablement dû à la mémoire
des paragraphes précédents ?
Mathieu Amalric :
Le sujet du film, c’est justement
de voir quelqu’un en train de vivre quelque chose et de
s’interroger en voix off sur ce qu’elle vit. Dans
le livre, le narrateur parle même au futur :
" Je suis en train de vivre ça et je
m’en souviendrai quand je ferai ça ".
Ce rapport me passionnait.
La mémoire opère
souvent à travers un travail de résumé,
de liste. Comme dans cette scène au restaurant, où
elle dit en voix off : " Il écrivait
très peu de relatives, il a cassé une vitre
quelques jours avant sa mort, quelqu’un l’a gardée
en hommage à sa mémoire… ".
Toutes ces informations factuelles, comme si la littérature
lui venait d’abord par le résumé. Et puis
le résumé devient de l’imaginaire, et cet
imaginaire donne envie de…
Dans le roman, chaque
personnage que le narrateur rencontre veut lui montrer des
photos de Roberto Balzen, l’écrivain qu’il recherche.
Et ces photos, il ne veut pas les voir, il s’enfuit à
chaque fois. J’ai essayé de restituer cela, ce refus
de l’image, cette préservation de l’imaginaire.
C’est pour ça que
j’aime bien la phrase de Ljuba à la fin : " Mais
alors, vous avez beaucoup inventé ! ".
On se dit alors que tout ça n’est pas vrai… Et c’est
exactement ce qui m’est arrivé avec ce roman. Car
Roberto Balzen a réellement existé. Daniele
del Giudice est parti sur les traces d’un homme qui était
un personnage important de la vie artistique à Trieste
il y a quelques décennies, qui était l’ami
de Svevo, de Montale, de tous les grands écrivains
triestins. A un moment, j’ai pris ce livre comme un document.
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Vous parlez de cette scène
où le train arrive, ou plutôt n’arrive pas,
au début du film et qui, là encore, reprend
assez fidèlement le roman. J’ai demandé à
Daniele Del Giudice où je pouvais filmer cet endroit
par où le train arrivait à Trieste et il m’a
répondu : " Ah mais non !
Il n’arrive pas par-là ! Cette scène,
je l’ai inventée… ". Et à nouveau,
j’ai eu un sentiment de vertige. Je me suis rappelé :
" Oui, bien sûr, Daniele est un écrivain,
c’est un écrivain, donc il a inventé cela… ".
Et là, pour la première fois, j’ai eu l’impression
de trouver le point juste d’où on pouvait raconter
cette histoire. De son côté, Daniele, lui,
se disait " désolé ",
tout le temps. Et puis il s’est à un moment écrié :
" Mais pourquoi est-ce que je n’ai pas fait
du narrateur une femme ? Oui, c’est vrai, ainsi, c’est
beaucoup mieux ! ".
Et toutes ces lignes,
ces perspectives, la géographie, tout ça,
c’est dans le roman, Daniele ne parle que de ça,
il donne envie de filmer comme ça. Je me souviens
d’une scène du livre, que finalement nous n’avons
pas eu le temps de tourner, où le narrateur regarde
juste les voitures prendre un virage. Elles prennent toutes
le même virage mais elles sont toutes différentes,
et elles ne suivent pas forcément la même ligne.