Et puis il y a le coup
du géomètre dans le film, qui est écrit
aussi dans le livre. Je sais d’où cela vient. En
revoyant dernièrement Il était une fois
un merle chanteur (Otar Iosseliani, 1970), qui est un
de mes films fétiches, je me suis aperçu qu’il
y avait la même scène. D’ailleurs, Otar me
connaît depuis que je suis gosse et, si je fais du
cinéma, c’est parce que… Enfin c’est parce que c’est
lui. Il a été mathématicien, et musicien
aussi… Et… Mais voilà, ce qui est formidable quand
on parle de ce film, c’est qu’on ne sait plus vraiment où
on va…
Mais vous avez senti,
tout de même, à quel point j’ai pu être
fidèle au roman. Par exemple quand vous me parlez
du plan de la planche à voile… Ce plan reprend exactement
le début de la scène de l’été
dans le roman. Enfin, fidélité n’est pas vraiment
le mot. Je filmais le livre à la main, pourtant.
C’est comme une fidélité à l’esprit
du livre, sûrement.
Objectif Cinéma : Vous
avez recomposé beaucoup de choses, pourtant… Mais vous
n’avez peut-être pas toujours pensé au moyen
avec lequel vous transcriviez le roman en cinéma…
Mathieu Amalric :
Non, tout ceci était très
intuitif, je n’y pensais pas vraiment. Sauf pour les lignes
et la géographie, quand-même. C’est pour cette
raison, consciemment, que nous avons choisi le format 1/85,
en forme de rectangle beaucoup plus allongé horizontalement
que le 1/66 classique. Le 1/85 se situe entre le format
carré et le cinémascope. Et j’ai fait ce choix
avant même d’aller à Trieste, à la seule
lecture du roman.
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Dès que j’ai lu
le roman, j’ai tout de suite eu l’intuition qu’il fallait
que je me mette dans les traces de Daniele, comme lui s’était
mis dans les traces de Balzen. A un moment même, je
suis allé en repérages avec Daniele. J’étais
donc avec l’écrivain de ce livre, à Trieste,
qui me présentait ses lieux, ses trajets et, évidemment,
les survivants de cette aventure qu’il avait vécue
quinze ans auparavant. J’ai même rencontré
une femme, la dame au sextant dans le roman, qui était
une amie de Balzen et qui vit toujours. Nous avons tourné
dans son appartement, appartement dans lequel Daniele est
entré il y a quinze ans et qu’il décrit dans
le roman.
Objectif Cinéma :
Oui, c’est cela qui est très
troublant. Vous, qui ne faîtes que le film sur le
livre sur le narrateur qui enquête sur la réalité,
vous en venez vous-même à entrer en contact
direct avec la réalité… A la fin, on ne sait
plus où on se situe exactement…
Mathieu Amalric :
Oui, et en même temps, j’ai
essayé de m’interdire cette matière, toujours
en raison de cette histoire de mise en abîme et de
malin. Je préférais faire confiance à
ma première sensation de lecteur direct du roman,
en tant que réalité brute. J’ai commencé
par recopier textuellement le roman, sur ordinateur. Ensuite,
je l’ai mis sous forme de scénario scolaire :
extérieur-jour, etc., en ne voulant retenir que les
actions. Et là, je me suis aperçu que le roman
était bourré d’actions et, en ce sens, totalement
cinématographique, contrairement à la première
impression de dilution qu’il peut dégager. Cela me
rappelle une phrase du réalisateur Jean-Claude Biette :
" Plus il y a d’intrigue, et moins c’est intrigant ".
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J’ai réalisé
que le narrateur arrivait en train, que le train tombait
en panne, qu’il lui fallait atteindre Trieste à pied
en suivant les voies, puis chercher des adresses dans des
annuaires, trouver le bon bus, avoir froid, manger, ne pas
avoir le temps, aller vite pour pouvoir reprendre son train
le soir, etc. Il y a beaucoup de quotidien là-dedans.
Même si le roman n’en a pas l’air, je suis arrivé
à y trouver de la chair.
Parce que j’avais vraiment
la pétoche. J’avais peur de faire un film sans chair,
où il n’y ait que de la parole. La première
scène que nous avons tournée est celle de
l’entretien avec le Monsieur au cigare, qui parle de la
peur de la banalité. Il s’agit d’une scène
excessivement découpée, on a dû faire
environ vingt-cinq plans, ça n’arrête pas de
tourner autour du personnage. Et je me souviens que c’est
parce que j’avais la pétoche de l’ennui, du discours,
que tout cela soit uniquement un film d’interviews, de la
parole. Je pense que j’ai multiplié les plans pour
faire cinoche. Ce sont des champs/contre-champs très
bizarres, on saute l’axe, on est souvent au-dessus, en-dessous,
sur le côté, en gros plan, on tourne tout autour
du sujet.