Annuaire boutique
Librairie Lis-Voir
PriceMinister
Amazon
Fnac

     


 

 

 

 

 
Le Stade de Wimbledon (c) D.R.
Je pense par exemple, au moment où Jeanne va voir les infirmières. Le roman dit : " Elle garde la tasse sans me la donner. Elle dit : ’’Maintenant, vous devez nous dire si les poésies que cette dame récite sont vraies’’. J’ai demandé ce qu’elle entendait par vrai. Elle a répondu : ’’Si c’est elle qui les a écrites’’. Je ne m’y sentais pas obligé, mais j’ai raconté ce que je savais ". Comment vous faîtes, quand vous devez écrire un scénario, pour adapter ça : " Je ne m’y sentais pas obligé, mais j’ai raconté ce que je savais " ?

Soit, vous mettez sous forme de dialogue : " Cette femme s’appelle Anita Pitoni, c’est une poétesse, c’est vraiment elle qui a écrit ces poésies, etc. ". Et là, vous n’êtes plus dans le film que j’ai envie de faire, qui n’est pas un film de dialogues. Soit, vous changez. J’ai eu cette idée de Jeanne racontant effectivement ce qu’elle savait à l’écran, et la voix off disant : " Je ne m’y sentais pas obligée, mais j’ai raconté ce que je savais ". C’est parce que je devais convaincre des financiers que j’ai eu cette idée de cinéma. Ces gens veulent voir du cinéma, ils attendent des codes connus. Et la commande, avec son droit de veto, est assez excitante pour cela.

Toujours, je me disais que je faisais du spectacle, toujours. Je ne faisais jamais de la poésie. La poésie, on la découvre au montage, c’est tout. Toujours spectacle, action, densité, information, sensation… Ca, je l’ai appris avec Arnaud Desplechin. Il parle tout le temps de " spectacle ", c’est un mot qui revient tout le temps chez lui. C’est très bon d’avoir ça. Cela m’a beaucoup aidé.

  Matheir Amalric (c) Julles et Julles

Sur le tournage, du coup, on rigolait, on était tout le temps dans un registre scato. Avec Christophe, je savais si on allait avoir le plan, s’il était bon, quand il me disait : " Là, je fais sous moi ". Voilà, c’était l’expression consacrée. Et le jeu entre Jeanne et lui était sexuel aussi, sur ce mode verbal. Et c’était bien de pas avoir de discours au-delà de ça, de pas être avec des intellos. Je savais qu’on avait le plan lorsque je sentais que tous les techniciens jouissaient sur la prise de vue, que cela leur faisait quelque chose de le faire. C’était extrêmement sensuel.

Par exemple, la scène où Jeanne écrit quelque chose en plein soleil au restaurant, c’est en fait l’endroit où l’équipe du tournage mangeait tous les jours. Un jour, on a vu cette lumière, et on a décidé de tourner cette scène en une heure car, bien évidemment, ce soleil et cette lumière n’ont duré qu’une heure. Toute cette scène. Tout autour. Tous ces plans, tac tac tac tac tac. Un peu ce qu’avait dit Samuel Fuller : " A movie picture is a girl and a gun ". Là, c’était juste " a girl and the sun ".

Objectif Cinéma : Vous dites que le roman est extrêmement dense, mais qu’en même temps il y a beaucoup d’air. Beaucoup d’espaces entre les paragraphes, décrivant tantôt des actions, tantôt des pensées, où une sorte de respiration peut s’infiltrer. Et votre film aussi respire. Mais visiblement pas au tournage, puisque les scènes étaient écrites, que les plans sont extrêmement denses et que vous ne disposiez que de très peu de pellicule. Alors c’est qu’il respire au montage, y compris sonore, non ?

Mathieu Amalric (c) Julles et Julles

Mathieu Amalric : Oui, sans doute. Mais je ne sais pas ce qui a fait que l’on sentait les choses. J’ai l’impression que j’ai eu l’intuition du bon dispositif : tourner sur un an, avec une équipe réduite, ne pas être dans la maîtrise, faire confiance à une sorte de philosophie qui se dégage du roman : ne pas choisir d’acteur, ne jamais prendre le meilleur acteur qui existe mais toujours se mettre dans la situation où on ne savait pas qui jouerait, qui serait là.

Ecoutez, on est là, tous les deux, assis autour de cette table. Et si j’ai décidé de faire de ma vie des films, de la peinture ou encore des livres, il y a forcément une partie de moi qui est en train de se demander ce que je vais retenir de cet instant. Et il y a donc cette douleur qui fait de l’auteur un être toujours coupé en deux. Même dans la vie familiale. Quand vous vivez un anniversaire avec les enfants, soit vous profitez pleinement de l’événement, soit vous vous sacrifiez un peu de l’émotion car il faut l’enregistrer, la filmer et vous êtes celui qui le fait.

Alors évidemment, on pense qu’on embrasse davantage le monde en se décalant ainsi. Il y a ce double mouvement qui est à la fois une jouissance et une souffrance. Et c’est pour cette raison que je voulais ce cri, à la fin du film, dans le lit. A ce sujet, la préface d’Italo Calvino au roman est magnifique : " A un certain moment de son itinéraire (à moins que ce ne fût déjà au départ ?), écrit Calvino, le jeune homme a fait son choix : il essaiera de représenter les êtres et les choses dans son texte, non pas parce que l'œuvre compte plus que la vie, mais parce que ce n'est qu'en consacrant toute son attention à l’objet dans une relation passionnée avec le monde des choses, qu’il pourra définir en négatif le noyau irréductible de la subjectivité, c’est-à-dire lui-même ". C’est ce double mouvement incessant dont je vous parle. C’est en racontant le monde qu’on finit par se toucher soi-même.






(c) Objectif Cinéma - 2000 / 2002