Je pense par exemple,
au moment où Jeanne va voir les infirmières.
Le roman dit : " Elle garde la tasse sans
me la donner. Elle dit : ’’Maintenant, vous devez nous
dire si les poésies que cette dame récite
sont vraies’’. J’ai demandé ce qu’elle entendait
par vrai. Elle a répondu : ’’Si c’est elle qui
les a écrites’’. Je ne m’y sentais pas obligé,
mais j’ai raconté ce que je savais ". Comment
vous faîtes, quand vous devez écrire un scénario,
pour adapter ça : " Je ne m’y sentais
pas obligé, mais j’ai raconté ce que je savais " ?
Soit, vous mettez sous
forme de dialogue : " Cette femme s’appelle
Anita Pitoni, c’est une poétesse, c’est vraiment
elle qui a écrit ces poésies, etc. ".
Et là, vous n’êtes plus dans le film que j’ai
envie de faire, qui n’est pas un film de dialogues. Soit,
vous changez. J’ai eu cette idée de Jeanne racontant
effectivement ce qu’elle savait à l’écran,
et la voix off disant : " Je ne
m’y sentais pas obligée, mais j’ai raconté
ce que je savais ". C’est parce que je devais
convaincre des financiers que j’ai eu cette idée
de cinéma. Ces gens veulent voir du cinéma,
ils attendent des codes connus. Et la commande, avec son
droit de veto, est assez excitante pour cela.
Toujours, je me disais
que je faisais du spectacle, toujours. Je ne faisais jamais
de la poésie. La poésie, on la découvre
au montage, c’est tout. Toujours spectacle, action, densité,
information, sensation… Ca, je l’ai appris avec Arnaud Desplechin.
Il parle tout le temps de " spectacle ",
c’est un mot qui revient tout le temps chez lui. C’est
très bon d’avoir ça. Cela m’a beaucoup aidé.
Sur le tournage, du coup,
on rigolait, on était tout le temps dans un registre
scato. Avec Christophe, je savais si on allait avoir le
plan, s’il était bon, quand il me disait : " Là,
je fais sous moi ". Voilà, c’était
l’expression consacrée. Et le jeu entre Jeanne et
lui était sexuel aussi, sur ce mode verbal. Et c’était
bien de pas avoir de discours au-delà de ça,
de pas être avec des intellos. Je savais qu’on avait
le plan lorsque je sentais que tous les techniciens jouissaient
sur la prise de vue, que cela leur faisait quelque chose
de le faire. C’était extrêmement sensuel.
Par exemple, la scène
où Jeanne écrit quelque chose en plein soleil
au restaurant, c’est en fait l’endroit où l’équipe
du tournage mangeait tous les jours. Un jour, on a vu cette
lumière, et on a décidé de tourner
cette scène en une heure car, bien évidemment,
ce soleil et cette lumière n’ont duré qu’une
heure. Toute cette scène. Tout autour. Tous ces plans,
tac tac tac tac tac. Un peu ce qu’avait dit Samuel Fuller :
" A movie picture is a girl and a gun ".
Là, c’était juste " a girl and
the sun ".
Objectif Cinéma :
Vous dites que le roman est
extrêmement dense, mais qu’en même temps il
y a beaucoup d’air. Beaucoup d’espaces entre les paragraphes,
décrivant tantôt des actions, tantôt
des pensées, où une sorte de respiration peut
s’infiltrer. Et votre film aussi respire. Mais visiblement
pas au tournage, puisque les scènes étaient
écrites, que les plans sont extrêmement denses
et que vous ne disposiez que de très peu de pellicule.
Alors c’est qu’il respire au montage, y compris sonore,
non ?
Mathieu Amalric :
Oui, sans doute. Mais je ne sais
pas ce qui a fait que l’on sentait les choses. J’ai l’impression
que j’ai eu l’intuition du bon dispositif : tourner
sur un an, avec une équipe réduite, ne pas
être dans la maîtrise, faire confiance à
une sorte de philosophie qui se dégage du roman :
ne pas choisir d’acteur, ne jamais prendre le meilleur acteur
qui existe mais toujours se mettre dans la situation où
on ne savait pas qui jouerait, qui serait là.
Ecoutez, on est là,
tous les deux, assis autour de cette table. Et si j’ai décidé
de faire de ma vie des films, de la peinture ou encore des
livres, il y a forcément une partie de moi qui est
en train de se demander ce que je vais retenir de cet instant.
Et il y a donc cette douleur qui fait de l’auteur un être
toujours coupé en deux. Même dans la vie familiale.
Quand vous vivez un anniversaire avec les enfants, soit
vous profitez pleinement de l’événement, soit
vous vous sacrifiez un peu de l’émotion car il faut
l’enregistrer, la filmer et vous êtes celui qui le
fait.
Alors évidemment,
on pense qu’on embrasse davantage le monde en se décalant
ainsi. Il y a ce double mouvement qui est à la fois
une jouissance et une souffrance. Et c’est pour cette raison
que je voulais ce cri, à la fin du film, dans le
lit. A ce sujet, la préface d’Italo Calvino au roman
est magnifique : " A un certain moment
de son itinéraire (à moins que ce ne fût
déjà au départ ?), écrit
Calvino, le jeune homme a fait son choix : il essaiera
de représenter les êtres et les choses dans
son texte, non pas parce que l'œuvre compte plus que la
vie, mais parce que ce n'est qu'en consacrant toute son
attention à l’objet dans une relation passionnée
avec le monde des choses, qu’il pourra définir en
négatif le noyau irréductible de la subjectivité,
c’est-à-dire lui-même ". C’est
ce double mouvement incessant dont je vous parle. C’est
en racontant le monde qu’on finit par se toucher soi-même.