Objectif Cinéma :Fantômes
pourrait se poursuivre là où s'est arrêté
Ni d’Eve ni d’Adam : les adolescents de ce film
vivant seuls à la campagne, avant que le garçon
ne décide soudain de partir…
Jean-Paul Civeyrac : Tu
as pensé à cela ?
Objectif Cinéma : Oui,
c'est très émouvant en fait de retrouver dans
Fantômes Guillaume Verdier, l'acteur principal
de Ni d'Eve, ni d'Adam.
Jean-Paul Civeyrac :Guillaume
était disponible pour tourner au moment où je
faisais Fantômes. Il me semblait tout à
fait correspondre au personnage, il avait cette innocence, cette
sensation d’être "un peu perdu dans le monde", qui était
importante pour le personnage de Fantômes.
Objectif Cinéma : Quand
tu dis " perdu dans le monde ", c’était
par rapport à sa réalité à lui ?
Jean-Paul Civeyrac : Oui,
mais dans le monde aussi. Selon moi, à la fin de Ni
d’Eve ni d’Adam, ces deux adolescents paraissaient très
perdus au milieu du monde, vraiment très seuls, il n’y
avait plus d’institution sociale, ni plus de famille pour eux…
Ils étaient face à leur propre liberté,
sans trop savoir ce qui allait leur arriver après. Ils
s’étaient rapprochés, mais que pouvait-il faire
de cela ?
Dans Fantômes, le
personnage de Guillaume est dans la position suivante : " je
quitte tout, je suis maintenant seul avec moi-même, je
suis seul dans le monde : qu’est-ce que je fais ? J’ai
quelques désirs, j’aimerais faire un peu de théâtre,
j’aimerais rencontrer un autre amour… ". C’était l’idée
suivante : comment arriver à faire quelque chose de sa
vie ou comment aimer avant de mourir, avant de disparaître.
Une sorte de panique se crée quand on sent qu’il n’y
a pas de solution et qu’on est perdu au milieu des chemins.
C’est un peu là que se trouve la continuité entre
Ni d'Eve… et Fantômes. Par ailleurs, c'est
troublant quand on voit Jean-Pierre Léaud dans Les
quatre cents coups, et quand on le voit maintenant. Le cinéma
est capable d’enregistrer documentairement la présence
d’êtres, de personnes, qu’on voit se transformer sous
nos yeux. Il y a quelque chose sur le passage du temps qui est
très émouvant…
On retrouve aussi cette sensation dans La Luna de Bertolucci,
où on voyait Franco Citti, venu des films de Pasolini,
vingt ans plus tard, dans le rôle d'un type qui se faisait
des jeunes gamins… On le voyait vieilli, il y avait quelque
chose d’assez bouleversant… C’est un grand privilège
du cinéma de pouvoir montrer cela.
Objectif Cinéma : Je
trouve bouleversant ce sentiment de perte d’innocence dans tous
tes films. Pour Raoul dans le doux amour des hommes,
c’est une deuxième initiation… C’est ce moment, cet état,
cette fragilité, qui sont bouleversants… C’est le moment
où l'on quitte une deuxième fois l’enfance…
Jean-Paul Civeyrac : On
se posait beaucoup de questions quand on tournait Fantômes.
Et cela recoupe exactement ce que tu dis. Il n’y avait pas de
scénario, c’était assez confus, et avec Jean-Claude
Montheil, mon collaborateur, on se demandait : " pourquoi
les gens disparaissent dans le film, et pourquoi le personnage
de Guillaume ne disparaît pas ? C’est une question
qui m’a longtemps hanté pendant le tournage. Pourquoi
les autres disparaissent et pas lui ?
La réponse - pas très bonne car elle est trop
compliquée et ne se vérifie pas - qu’on avait
fini par trouver, c’était qu’il continue de chercher,
tout simplement.
Alors que les autres se sont fixés à un moment
donné : tout s'est arrêté pour eux. Soit
ils ont renoncé à chercher plus loin, soit ils
se sont "fixés" sur quelque chose, comme le deuil : par
exemple, Pierre, dans Les Solitaires se fixe sur une
personne, aboutissant à un état où il n’est
pas heureux.
Le personnage de Guillaume dans Fantômes est au
contraire toujours en quête. Ce qui me terrifie le plus
au fond dans la vie, ce n’est pas le fait d’être perdu
ou fragilisé mais de s’arrêter à un moment
donné. On croise tous les jours des gens qui se sont
fixés, comme s’ils "avaient trouvé". Mais je n’arrive
pas à trouver cette acceptation-là très
positive. Je me dis " ils ont renoncé ".
Cela n'a rien à voir avec l’éloge de l’insatisfaction
permanente, mais j’aimais beaucoup ce que racontait Jankélévitch
sur la morale : " ce qui est terrible dans la
morale, c’est que le chemin pris par la morale, avoir un comportement
qu’on peut considérer comme moral, au moins pour soi,
serait instantanément reperdu. " Ce qui veut
dire que dans l’heure qui suit, "je vais pouvoir me comporter
comme un infâme salaud". On est du coup toujours sur une
brèche. Si on se replie sur des positions extrêmement
claires, fermes, c’est comme si l’expérience précisément
de la fragilité, qui est quand même source aussi
du bonheur, et pas seulement du malheur, était refusée.