Objectif Cinéma
: Pouvez-nous parler du synchronisme,
de la nécessité pour le bruiteur de " coller "
à l’image ?
Jean-Pierre Lelong:
Le synchronisme, on l’a ou l’on ne l’a pas, c’est clair et net.
Le synchronisme, ce n’est que de l’anticipation. Il existe des
bruiteurs qui ne sont pas synchrones, et qui ne le seront jamais.
La difficulté de ce métier, en plus de l’imagination
et de la création, c’est bien le synchronisme. Et s’il
y a une spécialité française, c’est précisément
dans le synchronisme. Dans le reste du monde, c’est toujours
bidouillé, remonté. Cette spécialité
vient du fait qu’à l’origine, le bruitage se faisait
pour combler les versions internationales des feuilletons américains
qui passaient à la télévision.
À l’époque, lorsque les personnages parlaient,
les Américains coupaient, car ils ne savaient pas faire
les versions internationales. Donc, nous étions obligé
de re-combler le vide, le silence qui se faisait à ce
moment-là. Par exemple, l’acteur marchait en silence,
et tout à coup il parlait en marchant : alors il
y avait les quatre premiers pas, puis boum ! Ils coupaient
tout, et il n’y avait plus rien ! Donc, il fallait se débrouiller
pour faire la continuité des pas après.
À l’origine le bruitage se faisait avec les comédiens,
en même temps, dans le même endroit. D’un côté
il y avait le bruiteur, dans une petite cabane à l’extérieur
et qui refaisait les bruits en même temps, et de l’autre
côté il y avait les comédiens qui doublaient
l’anglais en français. Ça commence comme ça.
Objectif
Cinéma : C’était
en quelle année ?
Jean-Pierre Lelong : ça
c’était dans les années 50, je n’étais
pas né ou presque ! Après, on a décidé
que ce n’était plus possible pour des raisons techniques
d’enregistrer le bruitage et la parole en même temps,
car comme c’est sur la même bande, si on a envie de
monter la parole, on coupe aussi le son du bruitage, ce qui
n’est pas agréable pour la compréhension. Donc,
on décide de faire travailler le bruiteur séparément
des acteurs. Et ça devient le bruitage : alors
ça devient synchrone, autrement dit une spécificité
française.
Maintenant, cela devient très sophistiqué :
on enregistre sur des multi-pistes numériques, on travaille
avec 16, 24 pistes ; je viens de faire le film de Brian
de Palma (Femme Fatale, ndlr), et je suis perpétuellement
sur 16 pistes. J’enquille tout, parce que c’est en digital,
en stéréo, il faut que tous les sons soient
séparés : les gens à gauche, les
gens à droite, maintenant on fait de l’arrière,
du 5.1…
Objectif Cinéma : Pourquoi
le bruitage synchrone s’est-il développé en
France, et non en Italie, qui a une tradition du doublage ?
Jean-Pierre Lelong : Je pense
qu’il n’y avait pas les gens pour faire les choses dans les
autres pays. Ils nous ont emboîté le pas ensuite,
mais nous avions un peu d’avance sur eux. En Italie, en Espagne, ils
travaillent comme nous, et pourtant, ce n’est pas synchrone :
il y a toujours des images de décalages… Alors que
dans le vrai métier de bruiteur, on ne touche pas aux
bruitages. Je refuse personnellement qu’on retouche mes bruitages :
quand dans une séquence de film, la personne pose les
pieds, quand je fais alors moi-même un pas, c’est hyper-synchrone,
hyper-calé. Maintenant, avec les machines numériques,
on peut recaler les sons instantanément. Mais ce n’est
plus du bruitage. Un bruitage, c’est quelqu’un de synchrone,
qui est en place tout le temps.
Objectif
Cinéma : Malgré
le numérique, le caractère proprement humain
du bruitage va-t-il se perpétuer ?
Jean-Pierre Lelong :
Oui, je pense. Parce que même avec le numérique
sur le marché, la manipulation effectuée pour
monter des pas met 5 fois plus de temps que lorsque je le
fais, synchrone, devant mon micro. Quand on monte pas par
pas, un comédien qui marche dans la rue, on met une
heure : moi je mets 10 secondes, le temps du trajet.
Et quand vous voyez un cheval qui piétine, ou quelque
chose de similaire, cela devient infernal pour le monter,
et les monteurs s’arrachent les cheveux. Moi je le fais
en trois secondes, avec mes six entonnoirs sur le sable…
Ce n’est donc franchement pas un métier qui va disparaître.